BIZANTIUM |
Le monde byzantin :Vie et mort de Byzance
LIVRE PREMIER.L'EMPIRE ROMAIN UNIVERSEL (395-717)
1. Comment l’Empire d’Orient acquit son indépendance
L’Empire d’Orient fut constitué à la mort
de Théodose (janvier 395), dans ses limites territoriales. Pour saisir la
portée de cet événement, il faut se rappeler que la division de l’Empire romain
entre Arcadius et Honorius n’avait aucun caractère immuable, que les deux
moitiés du monde romain vivaient presque toujours séparées depuis
Dioclétien et que ce fut une circonstance imprévisible, l’établissement des peuples
germaniques en Occident, qui rendit définitive une division destinée à rester
transitoire. Pendant qu’en Occident les chefs des milices fédérées ruinaient
l’autorité impériale, l’Empire d’Orient échappait à cette mainmise. L’expulsion
de ces milices hors de son territoire est le premier chapitre de ses annales,
le fondement même de son indépendance, après des luttes qui durèrent près d’un
siècle (395-488).
Théodose n’avait rien trouvé de mieux pour
défendre l’Empire que d’y cantonner les Goths en masses compactes et de
conférer les plus hauts grades de l’armée à leurs chefs nationaux. De là chez
ceux-ci des ambitions jamais satisfaites et des révoltes, accompagnées de
pillages, comme celle d’Alaric (395-397) qui, par bonheur pour l’Orient, alla
chercher fortune en Italie avec son peuple wisigoth .
Même ambition chez Gaïnas, un autre général
goth de Théodose, qui fit assassiner le préfet du prétoire Rufin (novembre
395). Chargé de réprimer la révolte du chef des fédérés goths d’Asie Mineure,
Tribigild, il s’entendit avec le rebelle et, reparaissant en maître à
Constantinople, il exigea d’Arcadius l’exécution de son ministre favori,
l’eunuque Eutrope. Mais pour la première fois les populations civiles
réagirent. En Asie Mineure des troupes de paysans s’opposèrent efficacement à
Tribigild. A Constantinople il y eut un tel soulèvement contre les Goths qu’ils
évacuèrent la ville avec armes et bagages et que Gaïnas les suivit (12 juillet
400) .
Le pouvoir civil l’emporta momentanément à
Constantinople, mais, après la mort de Théodose II sans héritier mâle, sa sœur,
Pulchérie, qu’il avait associée au trône, dut, pour le conserver, épouser un
soldat obscur, Marcien, chef de la garde des buccellaires de l’Alain Aspar, comte, maître de la milice et consul
en 434, chef renommé et très populaire chez les fédérés . Il n’est pas douteux
qu’Aspar, que sa foi arienne écartait du trône, ait imposé son protégé à
Pulchérie. Marcien étant mort le 26 janvier 455, Aspar le remplaça par un autre
de ses clients, le Thrace Léon, simple tribun d’une troupe d’intendance (7
février 457) . La dynastie théodosienne
était éteinte , il n’y avait plus
d’empereur en Occident depuis la déposition d’Avitus (octobre 456) et pendant
treize jours, du 26 janvier au 7 février 457, le trône fut vacant dans les deux
moitiés du monde romain. Genséric à Carthage, Théodoric II à Toulouse, Ricimer
à Ravenne, Aspar à Constantinople en étaient les maîtres . Il entrait dans les
projets d’Aspar de fonder une dynastie en faisant occuper le trône par Léon
jusqu’à ce que son jeune fils, Patricius, qui serait d’abord créé César, fût en
âge de lui succéder , mais, s’il s’était
flatté de trouver dans son protégé un instrument docile, il ne tarda pas à être
détrompé.
Effrayé en effet de la place que son protecteur
tenait dans l’État, Léon opposa aux troupes gothiques une milice indigène
recrutée dans la population guerrière des montagnes d’Isaurie, maria sa fille
aînée Ariadne à leur chef, Tarasicodissa, qui échangea son nom barbare contre
celui de Zénon, lui donna à commander un corps de sa garde, puis le nomma magister militum per Orientem à la place
du fils aîné d’Aspar (466-467). Une lutte terrible commença entre les deux
milices et le premier acte de cette tragédie se termina par le meurtre d’Aspar
et de ses fils, attirés par traîtrise dans un festin (471) .
Il en résulta entre les Isauriens et les
fédérés ostrogoths cantonnés en Pannonie une guerre civile qui désola l’Empire
pendant vingt ans. Les provinces en faisaient malheureusement les frais et les
belligérants ne suspendaient leurs hostilités que lorsque la région qu’ils
pillaient ne pouvait plus les nourrir . Après la mort de
Léon, la succession au trône devint l’enjeu de la lutte. Le beau-frère du
défunt, Basiliscus, favorable aux Goths, parvint à se substituer à Zénon qui se
réfugia en Isaurie, mais après vingt mois de règne il fut renversé
lui-même et Zénon restauré dut faire face à l’ensemble des fédérés gothiques. A son
principal adversaire, Théodoric Strabo (le Louche) il opposa son homonyme,
Théodoric 1’Amale, le futur conquérant de l’Italie, gardé en otage à
Constantinople depuis 459 , mais les deux princes
s’unirent contre lui. Zénon ayant réussi à détacher Strabo de cette alliance
(478), l’Amale continua la guerre et, déjà politique avisé, traversa la Macédoine
et, s’emparant de Dyrrachium, en fit une place de sûreté. Il parvint ainsi à
obtenir de Zénon des titres, de l’or et un cantonnement pour son peuple en
Mésie (483), puis, au bout de quatre ans, les ressources de cette province étant
épuisées, il marcha sur Constantinople dont il vint ravager la banlieue . Tout était à recommencer.
Ce fut alors que les adversaires se mirent
d’accord pour adopter une solution dont les conséquences historiques devaient être
considérables. Théodoric fut chargé de reconquérir l’Italie, au pouvoir
d’Odoacre et des Hérules depuis 476 . Au printemps de 488, il
évacuait la Mésie et entraînait son peuple vers des destinées nouvelles. La
question des milices gothiques était résolue ; celle des milices isauriennes,
aussi dangereuses pour le pouvoir, ne l’était pas encore.
En effet, après la mort de Zénon (9 avril
491), Longin, son frère, s’entendit avec les Isauriens pour se faire proclamer
empereur, mais la veuve du défunt, Ariadne, gagna le sénat et fit élire un
dignitaire âgé de 60 ans, le silentiaire Anastase . Aussitôt les Isauriens
prirent les armes, mais le nouveau prince rassembla d’autres troupes et les
expulsa de Constantinople. Loin d’accepter leur défaite, ils regagnèrent leur
pays, formèrent une nouvelle armée et prirent la route du Bosphore. Anastase
improvisa aussi une armée qui arrêta et battit les rebelles à Cotyaeon
(Kutayeh) en Phrygie et les força à se réfugier dans le Taurus, où ils tinrent
encore la campagne pendant six ans (491-497) .
Au cours de sa longue histoire, l’Empire
d’Orient devait être encore bien des fois troublé par des révoltes militaires,
mais qui ne furent que des querelles entre prétendants au trône. Le danger
auquel il échappa au ve siècle, la conquête, l’absorption par des milices étrangères, le menaçait au
contraire dans son existence. Et ce fut parce qu’il évita le sort funeste qui
avait accablé l’Occident, qu’il perpétua sur le Bosphore la tradition de
l’Empire romain, dont il se considérait à bon droit comme l’héritier légitime.
Et pendant ces luttes tragiques l’Empire
d’Orient avait eu à se défendre contre d’autres périls non moins pressants. Sa
frontière du Danube était menacée par les Huns auxquels il versait un véritable
tribut sous forme d’annone et il en enrôlait un certain nombre dans ses armées.
Ces relations pacifiques furent rompues lorsque leurs hordes éparses et les
peuples qu’elles avaient soumis furent rassemblés sous le commandement unique
du chef impitoyable et insatiable qu’était Attila. Des expéditions de pillage
ravagèrent les provinces balkaniques en 435, en 441, en 447, chacune suivie
d’un traité de plus en plus onéreux pour l’Empire . Il en fut ainsi jusqu’au
jour où les exigences d’Attila se heurtèrent à la fermeté de Marcien, qui
refusa d’acquitter le tribut promis par le honteux traité de 449 . Attila, semble-t-il,
n’osa essayer de forcer la grande muraille de Constantinople, construite par le
préfet Anthémius en 413 et restaurée à la hâte par Cyrus, lors de l’invasion de
447 .
Les Huns prirent subitement la route de l’Occident, libérant ainsi Byzance de
leur menace perpétuelle.
En Asie la paix régna jusqu’à la fin du ve siècle avec la Perse sassanide
et nulle circonstance ne pouvait être plus favorable à l’affermissement du
jeune Empire d’Orient. Les deux États se considéraient comme les seuls
civilisés et leur solidarité en face des barbares s’affirmait par la défense à
frais communs des passes du Caucase contre les Huns Ephtalites qui menaçaient
également les deux empires. Ce fut justement le refus par Anastase de verser la
subvention habituelle en 496 qui provoqua une guerre de trois ans (502-505)
dont le théâtre fut la Haute Mésopotamie. Par le traité signé entre Anastase et
Kawadh, les Perses restituèrent, moyennant une forte indemnité, les villes
qu’ils avaient prises et, pour assurer la frontière, Anastase fonda en face de
la ville perse de Nisibe la puissante forteresse de Dara .
Obligés de défendre l’existence même de
leur État, les souverains de Constantinople ne pouvaient songer à s’opposer aux
entreprises des milices barbares en Occident. Les interventions de Léon pour
placer sur le trône occidental des hommes de la valeur d’un Majorien (457-461)
et d’un Anthémius (467-472) furent stériles . Plus efficace aurait pu
être la lutte contre les Vandales, dont la marine menaçait les deux moitiés de
l’Empire et venait écumer les côtes de Grèce. Mais les tentatives dirigées
contre Carthage se heurtèrent à la diplomatie cauteleuse et à la perfidie de
Genséric, qui sut par des négociations rendre inutile la flotte qui avait fait
escale en Sicile en 441 , et déjouer la coalition
formée contre lui par les deux empires en 468 en incendiant la magnifique
armada que Léon avait eu le tort de confier à l’incapable Basiliscus . Par la paix perpétuelle
signée en 475 entre Zénon et Genséric , renouvelée par Anastase
et Trasamond , l’Afrique semblait
échapper définitivement à l’Empire.
Et tout en conquérant son indépendance,
Byzance prenait déjà la physionomie caractéristique qui persista pendant toute
son histoire, romaine par ses traditions, hellénique par sa culture, orientale
par ses méthodes de gouvernement, qui donnaient souvent une place exagérée dans
l’État à l’entourage privé du prince, aux eunuques de son cubiculum, aux impératrices et aux princesses qui se disputèrent le
pouvoir sous les deux derniers représentants de la dynastie théodosienne .
Ce ne fut donc pas à ces princes dégénérés,
qui passèrent une existence oisive, confinée au Grand Palais, que l’Empire
d’Orient dut son salut, mais aux hommes d’État d’origine romaine, un Aurélien,
un Anthémius, dont ils surent parfois s’entourer, et aussi aux hommes nouveaux
qui furent leurs successeurs et, à défaut de qualités brillantes, eurent
l’énergie nécessaire pour défendre l’État contre les périls qui le menaçaient.
C’est à ces bons serviteurs qu’est due
l’activité législative de cette époque, et d’abord le premier recueil officiel
des constitutions impériales, rassemblées jusque-là dans des collections privées,
le Code Théodosien, promulgué au nom de Théodose II et Valentinien III le 15
février 438 et complété par un grand
nombre de novelles, recueillies plus tard par le Code Justinien.
Byzance revendiquait ainsi l’héritage de
Rome et manifestait en même temps son activité créatrice, mais ce qui est plus
remarquable encore, l’État prit à sa charge la sauvegarde de la culture antique
par la fondation au Capitole d’un auditorium,
véritable Université dotée de 31 chaires partagées entre les langues grecque et
latine ,
point de départ d’une tradition qui devait se perpétuer jusqu’aux derniers
jours de l’Empire.
Cependant, des maux qui dataient de loin
rendaient la situation intérieure incertaine : le développement inquiétant
de la grande propriété qui mettait en péril l’autorité de l’État, la fiscalité
qui dépeuplait les campagnes et ruinait les bourgeoisies urbaines,
l’indiscipline du peuple des grandes villes favorisée par les factions du
Cirque, surtout l’agitation religieuse génératrice de révoltes et de difficultés
insurmontables.
C’était d’abord la lutte contre le
paganisme, encore très répandu dans les hautes classes et dans les campagnes en
dépit des édits impériaux, en Grèce, où l’Université d’Athènes était comme son
dernier refuge, en Égypte , en Syrie , à Constantinople même,
où des chaires officielles étaient occupées par des païens . L’action du gouvernement,
obligé à des ménagements, était souvent dépassée par des explosions de fureur
populaire qui ensanglantaient les villes . Une tentative comme
celle de Pamprepios pour rétablir le culte aboli montre qu’à la fin du ve siècle la question du
paganisme était toujours pendante .
De même l’application des édits impériaux
contre les hérésies condamnées par les conciles était une source de difficultés.
Les milices fédérées qui professaient l’arianisme s’étaient fait concéder le libre
exercice de leur religion et même plusieurs églises de Constantinople, qui leur
furent retirées après la chute de Gaïnas .
Mais l’agitation la plus dangereuse était
due aux conflits qui régnaient entre les théologiens. Spéculant sur les dogmes,
ils cherchaient à s’appuyer sur le pouvoir impérial et à soulever l’opinion
populaire pour imposer leurs doctrines, d’où les schismes, les émeutes, les
persécutions et les menaces de guerre civile. Dès le début du ve siècle les controverses
étaient si acharnées qu’on en discutait passionnément dans les boutiques de
Constantinople . La lutte portait sur la
définition de la nature du Christ, homme, né d’une simple femme, qui par ses
vertus avait mérité de s’unir au Verbe éternel d’après l’école d’Antioche,
resté Dieu dans sa vie terrestre sans confusion avec la nature humaine d’après
celle d’Alexandrie . Les deux doctrines,
l’une rationaliste, l’autre mystique, mettaient en péril le dogme de
l’Incarnation reconnu par le concile de Nicée. Celle des deux personnes et des
deux natures, soutenue par le patriarche de Constantinople Nestorius (428-431),
fut condamnée, grâce à l’autorité du patriarche d’Alexandrie, Cyrille, au
concile œcuménique d’Éphèse (431) . Nestorius fut déposé et
ses adhérents expulsés de l’Empire portèrent sa doctrine en Perse, d’où elle
devait rayonner jusqu’en Chine .
La doctrine de la nature unique du Christ
(monophysite) fut défendue par un moine de Constantinople, Eutychès, qui fut
excommunié par le synode patriarcal en 448 , mais que Dioscore,
successeur de Cyrille à Alexandrie, essaya de faire réhabiliter dans un concile
tumultueux, connu sous le nom de brigandage
d’Éphèse (août 449) . Pour calmer l’agitation
qui s’ensuivit, Marcien et Pulchérie convoquèrent à Chalcédoine un concile
œcuménique qui déposa Dioscore et approuva la doctrine exposée par le pape
Léon, à qui Eutychès avait fait appel, dans sa lettre dogmatique : un seul
Seigneur en deux natures sans confusion ni séparation (octobre 451).
Loin de ramener la paix, le concile de
Chalcédoine, dont les décisions furent rendues obligatoires par des édits
impériaux, provoqua un soulèvement dans tout l’Orient, un schisme dans chaque
église, des troubles graves en Égypte . Pendant son règne très
court (475-476), Basiliscus força les évêques à signer son Encyclique, qui le rejetait. Poussé par le patriarche Acace, Zénon
publia en 482 un Édit d’union (Henotikon)
qui n’eut d’autre résultat que de provoquer un schisme de 34 ans (484-518)
entre Rome et Constantinople .
Telle était la situation au moment de
l’avènement d’Anastase. Son règne, une fois la menace des milices barbares
conjurée, aurait pu être réparateur, car ce modeste silentiaire se montra excellent
administrateur. Soucieux d’assurer la sécurité de l’Empire, il restaura les
places fortes des frontières, réorganisa les corps de limitanei, chargés de les défendre, et protégea les abords de
Constantinople par la construction de son Long Mur . Pour remédier à la
mauvaise administration des villes, il publia une loi hardie, inspirée par son
conseiller le Syrien Marinus, préfet du prétoire, — en attribuant leur
administration à un fonctionnaire d’État . En supprimant les
dépenses inutiles, il allégea les charges des populations et remplit le trésor
public ,
mais, en dépit de ces sages réformes, à cause de sa politique religieuse, il
laissa l’Empire dans un état troublé.
Par son passé en effet il était suspect de
sympathies pour les monophysites et, avant de le couronner, le patriarche Euphemios
exigea de lui une profession de foi par laquelle il s’engageait à respecter les
décrets de Chalcédoine . Ménageant d’abord les
orthodoxes, il fit, pour mettre fin au schisme avec Rome, plusieurs tentatives
sans résultat , puis il se mit à
favoriser ouvertement les monophysites, déposant successivement Euphemios
(496), puis son successeur Macedonius (511), puis Flavien, patriarche
d’Antioche, remplacé en 512 par le grand théologien du parti monophysite,
Sévère .
Une véritable terreur régna dans le clergé orthodoxe, dont les résistances
étaient punies de dépositions et d’exil. Des émeutes qui éclatèrent à
Constantinople furent réprimées cruellement et en 513, prenant en main la cause
des orthodoxes, le comte Vitalien, petit-fils d’Aspar, chef de l’armée du Danube,
se révolta et, avec des alternatives de succès et de revers, tint la campagne
jusqu’à la mort d’Anastase en 518 . Après avoir donné aux
monophysites des positions inexpugnables qui rendaient toute conciliation
impossible, Anastase laissait l’Empire en proie à des divisions irrémédiables
et menacé d’une guerre civile.
2. L’Œuvre de restauration de Justinien
Partant des résultats acquis par les
empereurs du ve siècle, Justin et surtout Justinien entreprirent de les compléter, en rendant
la paix religieuse à l’Empire et en restaurant 1’Orbis romanus dans son intégrité.
Anastase laissait trois neveux, mais son
principal ministre, l’eunuque Amantius, dévoué aux monophysites, voulait donner
le trône à l’un de ses familiers . Déjouant ses projets, le
Sénat, d’accord avec le peuple de Constantinople, proclama empereur le comte
des excubiteurs Justin. Agé de 68 ans, d’une famille de paysans macédoniens de
la région de Skupi (Skoplje), fils de ses œuvres et peu lettré, il avait fait
sa carrière dans l’armée. Il était attaché à l’orthodoxie du concile de
Chalcédoine (9 juillet 518).
Sans enfants, Justin avait adopté son neveu Fl. Petrus Sabbatius Iustinianus, né
à Tauresium en 482 , et lui avait fait donner
une brillante et solide instruction. Une fois empereur, Justin résolut d’en
faire son successeur et lui conféra titres et honneurs. Consul en 521, Justinien
se rendit populaire par ses dépenses fastueuses . Catholique zélé, il prit
la plus grande part au rétablissement de l’orthodoxie.
Six jours après l’avènement de Justin, le
patriarche Jean, entouré par une foule déchaînée, dut monter à l’ambon et
reconnaître le concile de Chalcédoine et un édit de Justin
exigea la même adhésion de tous les évêques et de tous les sujets de
l’Empire .
Une réaction violente contre les monophysites agita tout l’Orient. A Antioche,
Sévère fut remplacé par un orthodoxe et s’enfuit à Alexandrie . Les dépositions et exils
d’évêques, les persécutions contre les moines, surtout en Syrie, furent
nombreuses .
Après de longues négociations entre Justin et le pape Hormisdas, auxquelles
Justinien participa, des légats pontificaux vinrent à Constantinople et mirent
fin au schisme qui durait depuis 34 ans .
Dans son zèle orthodoxe, Justin publia
(vers 524) un édit contre les ariens, qui atteignait les Goths et autres
Germains au service de l’Empire et fit fermer leurs églises à
Constantinople . Il en résulta un conflit
avec Théodoric qui menaça d’user de représailles et força le pape Jean Ier à se rendre à Constantinople pour demander l’abrogation de l’édit. Reçu avec
les plus grands honneurs, le pape obtint seulement que les fédérés goths en
fussent exceptés . Théodoric mécontent jeta
le pape dans une prison où il mourut et prépara un édit de confiscation des
églises orthodoxes, mais il termina lui-même ses jours le 30 août 526 . Moins d’un an après,
Justin mourait à son tour (1er août 527), après avoir conféré le titre
d’Auguste à son neveu et l’avoir fait couronner par le patriarche avec sa femme
Théodora .
Justinien fut donc reconnu empereur sans
difficulté. Pendant le règne de son oncle il avait pu se faire une idée des
obstacles qu’il rencontrerait sur sa route : turbulence du peuple de
Constantinople et des factions du Cirque, résistance des Orientaux aux édits
orthodoxes de Justin, conflits avec la Perse. Doué de qualités brillantes,
possédant un savoir encyclopédique et une grande facilité d’assimilation, avec
un goût particulier pour la théologie, il manifesta son activité dans tous les
domaines, tranchant lui-même toutes les questions du fond de son palais, qu’il
ne semble jamais avoir quitté pendant tout son règne, menant une vie très
simple, presque ascétique, mais soucieux de faire respecter le prestige
impérial par la magnificence des cérémonies et attaché à la tradition de
l’ancienne Rome, dont il rappelait avec fierté les fastes dans ses édits . Faire régner l’ordre par
la force des lois dans l’État comme dans l’Église, tel était le premier article
de son programme. Mais cet homme, dont la volonté était en apparence si
absolue, qui se considérait comme seul responsable devant Dieu du salut de
l’Empire, qui voulait tout voir par lui-même et décider tout en dernier
ressort, se défiait des volontés indépendantes de la sienne et employait
souvent des subalternes dont il subissait l’influence. Parmi ses collaborateurs
l’impératrice Théodora tient la première place. D’origine très basse, ancienne
actrice qui figurait au Cirque dans les tableaux vivants, elle mena sur le
trône une vie irréprochable, fondant des monastères, aimant le faste et la
représentation , comblée d’honneurs par
son époux, qui appréciait la solidité de son esprit et la consultait souvent. Très
pieuse, mais attachée par ses origines à la doctrine monophysite, elle
protégeait ouvertement ses coreligionnaires et son action devait être
prépondérante dans la politique religieuse de Justinien .
Le règne de Justinien, qui dura 38 ans, se
partage en trois périodes très nettes. De 527 à 533, il élabore et précise son
programme de gouvernement, acquiert l’autorité et le prestige et manifeste son
désir de réaliser l’unité dans tous les domaines. La période suivante (533-540)
est celle de l’action victorieuse ; la dernière période, la plus longue,
est celle des difficultés et des revers (540-565).
La première pensée de Justinien paraît
avoir été de réaliser l’unité législative et d’établir l’enseignement du droit
sur la base inébranlable de la jurisprudence romaine. Sept mois après son
avènement, le 23 février 528, il nommait une commission chargée de rédiger un
nouveau code des constitutions impériales, en éliminant les lois périmées et en
y agrégeant les nombreuses novelles postérieures à la publication du Code
Théodosien .
Le 7 avril 529, le Code Justinien était promulgué , mais dès 534 l’empereur
en publiait une deuxième édition, la seule qui nous soit parvenue. Le 25
décembre 530, une commission présidée par Tribonien dut extraire de l’œuvre des
anciens jurisconsultes les règles de droit privé toujours applicables et en
constituer un code. Ce fut le recueil des Pandectes ou Digeste, promulgué le 15
décembre 533. Le 21 novembre précédent, la publication des Institutes, manuel destiné à l’étude du droit et mis au courant de
la nouvelle législation, compléta ce monument incomparable .
Ces travaux se poursuivaient au milieu des
soucis que donnait la situation de l’Empire. A Constantinople les querelles
incessantes entre les factions du Cirque, l’âpreté du préfet du prétoire Jean
de Cappadoce et des condamnations arbitraires prononcées par le préfet de la
ville amenèrent la terrible révolte qui éclata à l’Hippodrome en présence de
l’empereur et dura une semaine, du 11 au 18 janvier 532 . Les émeutiers
incendièrent le palais du préfet et le feu gagna le Grand Palais, l’église
Sainte-Sophie et les quartiers voisins. Un neveu d’Anastase, Hypatios, fut
proclamé empereur. Justinien songeait à fuir en Asie, lorsque Théodora releva
son courage. Les troupes commandées par Bélisaire et Narsès cernèrent les
rebelles qui furent massacrés impitoyablement. Justinien avait dompté les
éléments de désordre et son pouvoir était désormais assuré. Au lendemain même
de sa victoire, il commença à réédifier somptueusement les édifices incendiés.
Dès le mois de février 532, commençaient les travaux de Sainte-Sophie sur les
plans grandioses d’Isidore de Milet et d’Anthémius de Tralles et, cinq ans plus
tard, le 26 décembre 537, avait lieu sa dédicace solennelle .
Dès son avènement Justinien s’occupa de la
question religieuse et, dans son désir d’unité, aggrava les lois contre les
dissidents. Une loi publiée vers 528 obligea les païens à se faire instruire et
baptiser sous peine de confiscation . Des moines monophysites
dirigés par Jean d’Asie convertirent en masse les paysans d’Anatolie . L’École d’Athènes fut
fermée en 529 et ses maîtres se réfugièrent en Perse . Les hérétiques furent
exclus de toutes les fonctions , Seuls les monophysites
échappèrent aux poursuites et Théodora put installer au palais de Hormisdas un
véritable monastère monophysite, tandis que le culte dissident était célébré
ouvertement au faubourg des Sykes . Justinien avait conçu le
projet de rallier les monophysites à l’orthodoxie moyennant quelques concessions . En 533 il présida une
conférence entre évêques orthodoxes et monophysites et publia ses deux premiers
édits dogmatiques où il condamnait les doctrines à tendance nestorienne des
moines Acémètes, afin de faciliter le rapprochement .
A l’extérieur la guerre avec la Perse, qui
menaçait depuis longtemps, éclata à propos du protectorat des peuples du
Caucase en 527. Bélisaire, gouverneur de Dara, repoussa victorieusement
l’attaque des Perses contre cette place (530) et les empêcha d’envahir la Syrie
par la victoire qu’il remporta à Callinicum sur l’Euphrate (531). En 532 un
nouveau roi de Perse, Chosroès Anourschivan, proposa à Justinien un traité de
paix éternelle, que l’empereur, tout entier à ses projets sur l’Occident, se
hâta de signer, mais, pour se garantir contre la Perse, il noua des alliances
précieuses avec les princes du Caucase et le négus d’Éthiopie . Pour faire contrepoids à
l’état arabe de Hîra, au service des Perses, il créa en 531 celui de Bostra,
dont le chef, Harith-ibn-Gabala (Aréthas) de la dynastie des Ghassanides,
chrétien et monopohysite, reçut les titres de phylarque et de patrice .
Ce fut alors que, se sentant les mains
libres, Justinien crut le moment venu d’accomplir son grand dessein :
reconquérir l’Occident, restaurer l’Empire romain dans son intégrité. Les
circonstances étaient favorables. En Afrique le roi vandale Hildéric, ami de
l’Empire et protecteur des catholiques, avait été déposé et remplacé par
Gélimer, dévoué à l’arianisme . En Italie, depuis la
mort de Théodoric, sa fille Amalasonthe était régente au nom de son fils,
Athanaric, mais celui-ci étant mort en 534, Amalasonthe dut partager le pouvoir
avec son cousin, Théodat, qui l’interna dans une île du lac de Bolsena et la
fit étrangler (535). Justinien se déclara son vengeur . Chez les Francs,
Justinien était l’allié de Théodebert, fils de Clovis, contre les Ostrogoths
qui occupaient la Provence .
Gélimer ayant repoussé les satisfactions
demandées par Justinien, la guerre contre les Vandales fut décidée .
Au mois de juin 533, Bélisaire, dont la
réputation était déjà grande quittait Constantinople avec
une armée de 15 000 hommes et une flotte de 92 dromons, débarquait sans
résistance à 5 journées de Carthage (septembre), battait Gélimer à Decimum,
entrait à Carthage, bien accueilli de la population, et, après avoir infligé
une nouvelle défaite à Gélimer, le faisait prisonnier dans Hippone (mars
534) .
Enthousiasmé par un succès aussi rapide, Justinien réorganisait
l’administration de l’Afrique (13 avril 534), constituée en préfecture du
prétoire et divisée en sept provinces . Mais la conquête était loin
d’être achevée. Le successeur de Bélisaire, Solomon, dut réprimer une
insurrection des Berbères qui n’avaient jamais été soumis aux Vandales. En 536
Bélisaire revint de Sicile, rappelé par une révolte des ariens de Carthage. Ce
fut seulement en 539 que la province fut réellement pacifiée par Solomon, créé
préfet du prétoire, que les villes d’Afrique furent restaurées et qu’un limes bien fortifié fut organisé en face
des Berbères .
La reconquête de l’Italie devait être bien
plus difficile. Tout en négociant avec les diverses factions des Goths,
Justinien préparait deux expéditions : l’une, commandée par Mundus,
attaqua la Dalmatie et reprit Salone; l’autre, sous la conduite de Bélisaire,
débarqua en Sicile, d’où les Goths furent chassés (hiver de 535) . Les négociations entre
Justinien et Théodat continuaient toujours et la rupture n’eut lieu qu’après le
refus du chef goth de se rendre à discrétion . Au printemps de 536
l’armée de Bélisaire passa le détroit de Messine. Naples fut prise après 20
jours de siège. Théodat s’enfuit à Rome, mais un guerrier goth le tua et on
élut à sa place un soldat obscur, Vitigès, qui ne put empêcher Bélisaire
d’entrer triomphalement à Rome (10 décembre), mais qui l’y assiégea à son tour
pendant plus d’un an. Contraint par la famine, qui se mit dans le camp des
Goths, à lever le siège (mars 538) , il organisa la
résistance dans l’Italie du nord, dont la conquête fut longue et pénible,
retardée par la rivalité de Bélisaire avec l’eunuque Narsès, qui avait amené
des renforts ; et ce fut
seulement en mai 540 que Bélisaire entra à Ravenne et captura Vitigès qu’il
emmena à Constantinople . Justinien n’avait même
pas attendu la fin de la campagne pour rétablir la préfecture du prétoire
d’Italie . Croyant la conquête
terminée, il prit le titre de Gothicus et diminua les effectifs du corps
d’occupation : il ne devait pas tarder à s’en repentir.
A l’intérieur cette période fut remarquable
par l’activité législative de Justinien dans tous les domaines : réforme
administrative destinée à protéger les populations contre les injustices, à
réprimer les abus de pouvoir des grands propriétaires disposant de soldats
privés (buccellaires), à supprimer la vénalité des charges ; et, d’autre part,
législation ecclésiastique réglementant l’usage du droit d’asile et donnant aux
monastères un véritable code disciplinaire . C’est de cette époque
que date l’édit qui réorganisa l’administration de l’Égypte .
En même temps Justinien continuait à faire
des avances aux monophysites, appelait Sévère à Constantinople et laissait
Théodora faire élire des patriarches suspects d’hérésie, Anthime à
Constantinople, Théodose à Alexandrie, où une formidable émeute fut suivie d’un
schisme (535) . Justinien se préparait
à tenir une nouvelle conférence de rapprochement, lorsque le pape Agapet,
envoyé en ambassade par Théodat, arriva à Constantinople (2 février 536), où il
devait mourir quelques mois plus tard . Il détermina Justinien
à faire déposer les deux patriarches hétérodoxes et à expulser les monophysites
de Constantinople. Sévère se réfugia en Égypte où il mourut et fut canonisé
(538) .
L’Église monophysite était atteinte, mais, grâce à Théodora qui laissait les
évêques réfugiés dans son palais, dont l’ex-patriarche Théodose, faire des
ordinations, sa hiérarchie fut reconstituée . La même impératrice fit
déposer par Bélisaire le pape Silvère, accusé injustement d’intelligence avec
les Goths qui assiégeaient Rome (mars 537) et le fit remplacer par le diacre
Vigile, ancien apocrisiaire à Constantinople, qu’elle considérait comme plus
docile .
Ce fut à la même époque, vers 535, que
Justinien fit fermer le temple d’Isis de l’île de Philé, resté ouvert aux
Nubiens en vertu d’un traité conclu par Dioclétien avec leurs tribus . Le christianisme était
d’ailleurs propagé dans ces régions, ainsi qu’en Éthiopie et en Arabie, mais
par des missionnaires monophysites .
Telle était la situation de l’Empire en
540. Justinien pouvait se vanter d’avoir accompli ses principaux desseins, mais
la rançon de cette politique de prestige fut l’épuisement des ressources de
l’État, au moment où il allait avoir à défendre péniblement les résultats
acquis contre trois attaques simultanées.
Avant même que la guerre d’Italie fût
terminée, le roi de Perse Chosroès, poussé par des ambassadeurs goths , envahit la Syrie à
l’improviste, s’empara d’Antioche et, après avoir incendié la ville, emmena les
habitants en captivité . Une nouvelle guerre de
Perse commença. Elle ne fut pas marquée par des opérations de grande envergure,
mais par des tentatives persanes d’invasion dans les provinces frontières,
auxquelles Bélisaire répondit par des contre-attaques. Une trêve fut signée en
545 et renouvelée jusqu’à la conclusion d’une paix de 50 ans en 562 .
Mais en même temps les Goths, mal soumis,
se soulevaient et proclamaient roi un chef énergique, Totila, le plus
redoutable adversaire que Justinien ait trouvé sur son chemin, résolu à
restaurer la domination de sa race sur l’Italie (542) . Ses succès devant les
chefs impériaux divisés entre eux furent rapides. En 543 il s’emparait de
Naples et attaquait Otrante. Bélisaire renvoyé en Italie, mais sans armée et
sans ressources, ne put l’empêcher d’entrer à Rome (17 décembre 546), qu’il
menaçait de détruire en changeant son emplacement en pâturage . Puis, à la nouvelle
d’une défaite de ses armées dans le sud, il évacua la ville et la laissa déserte,
emmenant avec lui le sénat et tous les habitants. Bélisaire ayant été rappelé à
Constantinople, Totila reprit Rome, créa une flotte et fit la conquête de la
Sicile (549-550) .
Justinien se décida alors à envoyer en
Italie la plus forte armée qu’il ait jamais levée (22 000 hommes) et la
plaça sous le commandement de Narsès, qui mit deux ans à faire ses préparatifs
et exigea de pleins pouvoirs. Gagnant Ravenne, restée aux Romains, par la
Dalmatie, il marcha sur Rome par Rimini et la voie Flaminia et écrasa les
forces de Totila, qui fut tué dans la bataille à Tadinæ (près de Gualdo Tadino
actuel) dans l’Apennin (553) . Les Goths se rassemblèrent
sous un nouveau roi, Teïas, mais Narsès, après avoir pris Rome, anéantit leur
dernière armée au pied du Vésuve dans une bataille acharnée qui dura deux
jours .
Narsès dut ensuite expulser d’Italie les Francs de Théodebald et des bandes
d’Alamans qui avaient profité de ces luttes pour occuper la Ligurie et
s’étaient avancés jusque dans la Campanie (554) . L’Italie était
recouvrée et, dans la Pragmatique Sanction par laquelle il en réorganisa
l’administration, Justinien se vantait de l’avoir arrachée à la tyrannie et d’y
avoir établi une paix parfaite, mais elle sortait de cette guerre dévastée,
dépeuplée, appauvrie pour longtemps : les campagnes désertes, les ouvrages
d’art, routes, aqueducs, digues, en ruines, les villes amoindries et décimées
par la peste : tel est le tableau que les contemporains tracent de
l’Italie .
Au plus fort de la guerre de Totila, en
544, une nouvelle insurrection berbère éclata en Afrique, où l’armée
d’occupation était insuffisante, provoquée par la maladresse de Sergius, neveu
de Solomon, gouverneur de Tripolitaine. En attaquant les révoltés, Solomon
périt dans un combat à Sufétula (Sbaïtla) et bientôt toute l’Afrique
fut en pleine anarchie. Un duc de Numidie, Guntharit, essaya de s’emparer de
Carthage avec l’appui des Maures (546). Justinien mit alors à la tête de l’armée
d’Afrique un excellent chef de guerre, ancien lieutenant de Bélisaire, Jean
Troglita, qui vint à bout de l’insurrection en 548 , sans d’ailleurs avoir
pu pacifier entièrement les tribus maures qui se soulevèrent encore en
563 .
Le rétablissement de l’autorité impériale
en Afrique et en Italie ne constituait qu’une partie du programme de Justinien.
Ses visées s’étendaient à tout l’Occident, comme le prouvent ses rapports diplomatiques
avec les rois francs qui lui témoignaient le même respect qu’à un suzerain .
Il saisit donc l’occasion qui s’offrait à
lui d’intervenir chez les Wisigoths d’Espagne, dont le roi Agila, attaché à
l’arianisme, cherchait à soumettre la Bétique, où dominaient les orthodoxes,
révoltés sous le commandement d’un noble, Athanagild. Celui-ci, se sentant
impuissant à détrôner Agila par ses propres forces, demanda secours à Justinien,
qui, en 554, lui envoya quelques troupes stationnées en Sicile, et commandées
par le patrice Liberius, un ancien sénateur romain octogénaire. Grâce à ces
secours, Athanagild battit Agila, qui fut tué près de Séville. De gré ou de
force Athanagild dut céder à l’Empire Séville, Cordoue, Malaga, Carthagène,
puis, ayant été proclamé roi, il se retira à Tolède . Réduit à ces limites
étroites, cet établissement lointain ne pouvait avoir aucun avenir.
Décidé à faire porter son principal effort
sur l’Occident, Justinien manqua des forces suffisantes pour défendre la
frontière du Danube et c’est là le côté le plus faible de son œuvre militaire.
Non qu’il se soit désintéressé de la défense de cette frontière, mais, en
l’absence d’armées disponibles, il crut pouvoir en assurer l’inviolabilité,
d’une part en construisant un grand nombre de forteresses qui formaient jusqu’à
trois lignes de défense de la rive droite du Danube à la Thrace, complétées par
les fortifications du Long Mur d’Anastase, des Thermopyles et de plus de 400
villes ou châteaux d’Illyricum et de Grèce ; d’autre part, en
poussant les uns contre les autres les peuples cantonnés au nord du fleuve ou
en Norique : les Lombards contre les Gépides qui occupaient la plaine
hongroise, les Huns Outigours établis à l’est de la mer d’Azov contre les Huns
Koutrigours (entre le Don et le Dniester) alliés des Gépides, enfin un peuple
nouveau venu, les Avars (en réalité branche des Turcs Olgours, les Ouar-Khouni,
échappés à la domination des véritables Avars) contre tous les peuples
du Danube . Pour surveiller la
frontière une sorte de Marche fut organisée en Basse Mésie et en Petite Scythie
sous le commandement d’un chef éprouvé, Bonus .
Mais les forteresses étaient occupées par
des effectifs trop faibles pour être efficaces. Les barbares passaient à
travers les mailles du filet : Slaves , Bulgares, Huns, dont
les bandes ne comprenaient pas plus de quelques milliers d’hommes, venaient
impunément piller et dévaster les provinces en massacrant les habitants. En
539-540 ils étendent leurs ravages de l’Adriatique aux abords de
Constantinople, forcent le passage des Thermopyles et mettent la Grèce à feu et
à sang .
En 558 une horde de 7 000 Koutrigours peut franchir le mur d’Anastase et
jeter la panique dans Constantinople : Bélisaire, avec quelques centaines
de vétérans et une partie des habitants, parvint cependant à repousser leurs
assauts et à les mettre en fuite .
Et les maux intérieurs ne firent que
s’aggraver pendant cette période, marquée par l’échec final des tentatives de
conciliation religieuse que Justinien poursuivait à tout prix. Plusieurs
théologiens lui ayant persuadé que l’un des principaux motifs de la résistance
des monophysites provenait de la réhabilitation par le concile de Chalcédoine de
plusieurs écrits à tendance nestorienne, l’empereur, qui venait de publier en
543 un édit dogmatique condamnant les doctrines origénistes des moines de Palestine,
s’imagina avoir trouvé un terrain d’entente. Dans un nouvel édit, publié vers
544, il condamna de son propre chef les écrits de Théodore de Mopsueste, le
maître de Nestorius, Théodoret de Cyr, son condisciple, Ibas, évêque
d’Édesse . Loin d’apaiser les
esprits, cette condamnation des Trois
Chapitres, ainsi qu’on appela les livres incriminés, jeta le plus grand
trouble dans l’Église et souleva les protestations des évêques d’Afrique et de
tout l’Occident.
Le pape Vigile ayant réservé sa décision fut
embarqué de force pour Constantinople . Après avoir refusé
d’abord de souscrire à l’édit, il publia sa sentence (Judicatum) qui condamnait les Trois Chapitres, mais avec de fortes
réserves (11 avril 548) . De tous côtés et jusque
dans l’entourage du pape des protestations s’élevèrent, si violentes, si
unanimes, que Vigile retira le Judicatum et conseilla à Justinien de convoquer
un concile œcuménique .
Mais l’indécision du pape et l’entêtement
de l’empereur provoquèrent entre eux un conflit irréductible, lorsque, violant
la promesse qu’il avait faite de s’abstenir de tout acte avant la réunion du concile,
Justinien publia une Confession de foi,
dans laquelle, se considérant comme le gardien de l’orthodoxie, il condamnait
de nouveau les Trois Chapitres . Vigile refusa de la
recevoir et, devant l’irritation de l’empereur, se réfugia dans une église,
d’où Justinien essaya en vain de l’arracher par la force, puis le 23 décembre
552 il s’enfuit à Chalcédoine et protesta dans une Encyclique contre le traitement qui lui avait été infligé. Alors
Justinien céda et força les évêques excommuniés par le pape à lui faire leur soumission.
Vigile revint à Constantinople, mais refusa de participer aux travaux du
concile qui se tint du 5 mai au 2 juin 553 et condamna formellement les Trois
Chapitres .
Le résultat fut tout autre que celui
qu’avait espéré l’empereur. Après avoir résisté six mois, Vigile finit par
accepter le concile et mourut pendant son retour à Rome le 7 juin 555 . En revanche
l’opposition fut vive en Occident, et particulièrement en Afrique, et même en
Italie, où se produisit un schisme entre le nouveau pape, Pélage, et une partie
des évêques, sans d’ailleurs que les décrets du concile eussent ramené les
monophysites à l’orthodoxie .
La faillite de la politique religieuse de
Justinien était complète et, à force de raffiner sur les dogmes, il finit par
tomber lui-même dans l’hérésie de ceux qu’il voulait ramener à la vraie foi. Il
se laissa gagner par la doctrine égyptienne d’après laquelle le corps de Jésus
sur la croix était resté incorruptible (aphtartodocétisme),
exila le patriarche Eutychios qui refusait de l’approuver (22 janvier 565), et
se préparait à publier un édit imposant sa croyance à tout l’Empire lorsqu’il
mourut .
Pendant cette période d’agitation, la
situation intérieure avait empiré. Théodora avait obtenu la disgrâce de Jean de
Cappadoce (541) et mourut elle-même en 548, laissant Justinien désemparé. Dans
les provinces ravagées par les barbares, la fiscalité était de plus en plus oppressive,
aggravée par la corruption des fonctionnaires, que l’empereur flétrissait en
vain dans son ordonnance de réforme de 556, qui reproduisait presque
entièrement celle de 535 . Le mécontentement
grandissait à Constantinople et dans les grandes villes où les Verts et les
Bleus fomentaient de nouvelles émeutes. En 562 un complot fut ourdi contre le
vieil empereur et Bélisaire, accusé d’y avoir participé, fut privé de ses
honneurs . Vieilli, fatigué, irrésolu,
l’esprit absorbé presque exclusivement par les questions théologiques, Justinien
mourut à l’âge de 82 ans le 14 novembre 565 et sa mort fut saluée d’un soupir
de soulagement par tous ses sujets .
Ce n’est pas sur cette fin misérable qu’il
faut le juger. En dépit de ses travers il a fait œuvre de grand souverain et il
a donné à l’Empire une contexture solide qui lui a permis de supporter longtemps
les assauts des barbares et de rayonner dans le monde par l’éclat de sa civilisation.
La liberté de la navigation rétablie dans la Méditerranée, l’œuvre juridique
des Romains perpétuée, l’Église d’Orient pourvue d’une législation
disciplinaire qu’elle conserve encore, la protection de ses missionnaires,
l’impulsion donnée aux lettres, à l’enseignement, à la formation d’un art
byzantin, tels sont les services qu’il a rendus. Ce n’est pas dans le pamphlet
haineux attribué à Procope qu’il faut chercher le véritable Justinien ; ses erreurs sont
incontestables, ses défauts se sont accusés avec l’âge et il a légué à ses
successeurs des difficultés insolubles son règne n’en tient pas moins une place
fondamentale dans la vie historique de l’Empire d’Orient et même de l’Europe.
3. L’Héritage de Justinien (565-602)
Malgré l’état troublé dans lequel Justinien
laissa l’Empire, son œuvre ne périclita pas et les frontières qu’il avait
données à la Romania étaient encore
intactes en 602, mais, loin de réaliser ses plans, ses trois premiers
successeurs durent se contenter de maintenir sur les frontières une défensive,
parfois d’ailleurs victorieuse.
Avec ces trois princes reparaît un mode de
succession qui rappelle celui des Antonins, l’adoption, Le successeur de
Justinien fut l’un de ses neveux, Justin le Curopalate, marié à Sophie, nièce
de Théodora . Après neuf ans de
règne, en 574, il eut des accès de folie qui rendirent indispensable la
création d’un second empereur. Dans un intervalle de lucidité Justin adopta
comme fils et nomma César l’un de ses meilleurs hommes de guerre, vainqueur des
Avars, Tibère, d’origine thrace, qu’il connaissait depuis son enfance. Justin
mourut en octobre 578, après avoir décerné le titre d’Auguste à Tibère, qui lui
succéda sans difficulté et, à la fin d’un règne
très court (578582), maria l’une de ses filles à l’un des généraux les plus en
vue, Maurice, d’une famille romaine établie en Cappadoce, le créa César, puis, à
son lit de mort, Auguste (13 août 582) . Maurice, au contraire,
eut l’ambition de fonder une dynastie et, en 590, proclama Auguste son fils
aîné Théodose, âgé de 4 ans . Bien plus, dans son
testament il partageait l’Empire entre ses fils, donnant à Théodose l’Orient, à
Tibère Rome et l’Occident , mais la révolte
militaire qui le renversa devait rendre vaines ces dispositions.
La première tâche qui s’imposait aux
successeurs de Justinien était le rétablissement de l’ordre et de la situation
financière, obérée en grande partie par les lourds tributs payés à la Perse ou
aux barbares sous forme de subventions ou d’annones . Justin montra dès son
avènement qu’il voulait guérir ces maux, en faisant rembourser d’abord les
emprunts à court terme, plus ou moins forcés, par lesquels son prédécesseur
comblait les vides du Trésor et, comme on le verra,
préféra la guerre à la sujétion économique dans laquelle l’Empire se trouvait
vis-à-vis des barbares. Mais, après avoir remis, comme don de joyeux avènement,
les arriérés des impôts, il se montra ensuite très strict envers les
contribuables, tout en s’efforçant de faire régner dans les provinces la
sécurité et la justice .
Les deux successeurs de Justin, Tibère et
Maurice, gouvernèrent l’État avec la même sagesse, mais Tibère, qui ne fit que
passer sur le trône, a laissé une réputation de prince libéral et généreux, qui
parvint jusqu’en Occident . Maurice, au contraire,
avec des qualités remarquables, homme de guerre, lettré, bon administrateur,
plein d’humanité et soucieux de venir en aide aux nécessiteux , se rendit impopulaire,
en particulier dans les armées, en pratiquant une politique d’économie qui le
fit taxer d’avarice et qui causa sa chute. Il se fit aussi beaucoup d’ennemis
en révoquant d’excellents généraux, en les remplaçant par des parents et des
favoris incapables et en favorisant
aveuglément la faction des Verts .
Dans les questions religieuses Justin II et
ses deux successeurs montrèrent la même modération, le même désir de
pacification et cette politique, si différente de celle de Justinien, leur fut
facilitée par les dissentiments mutuels des sectes jacobites . Justin commença par
rappeler tous les évêques exilés, sauf le patriarche Eutychios, mais, encore
imbu des méthodes de son oncle, poursuivit la chimère de la conciliation. Un
premier Hénotikon, omettant le concile de Chalcédoine, fut suivi de conférences
qui n’aboutirent pas (567). Un second Hénotikon, accepté d’avance par les chefs
jacobites, fut imposé à tous par la force; les emprisonnements et les
persécutions recommencèrent (571) .
Tibère y mit fin et, en 574, replaça même
sur le trône patriarcal Eutychios, exilé depuis 565 . Maurice fit preuve de
la même modération, tout en restant fidèle à l’orthodoxie : cependant,
lorsqu’un intérêt politique était engagé, il montrait une grande fermeté .
Ce fut d’autre part sous son règne que se
posa pour la première fois la question des rapports entre le Saint-Siège et le
gouvernement impérial, non plus comme naguère à propos des dogmes, mais sur le
terrain juridique. Bien qu’en principe le pape Grégoire le Grand (590-604) se
reconnaisse le sujet de l’empereur , il n’en revendique pas
moins tous les droits du siège apostolique sur toutes les églises au point de
vue spirituel et même disciplinaire : de là ses interventions dans les
affaires des patriarcats d’Orient et de Constantinople dont il reçoit les
appels ;
de là le conflit de préséance, qui avait éclaté sous son prédécesseur Pélage II
et le patriarche Jean le Jeûneur au sujet du titre d’œcuménique ; de là enfin son
différend avec Maurice à propos d’une loi qui interdisait l’entrée dans les
monastères aux fonctionnaires, soldats et curiales avant la reddition de leurs
comptes ou l’accomplissement de leur service. Ce conflit n’eut pas d’ailleurs
l’acuité qu’on lui prête quelquefois et semble s’être terminé par un
compromis . Le pape ne s’en posait
pas moins comme le gardien suprême de la discipline chrétienne, même vis-à-vis
de l’empereur et il y avait là une grande nouveauté.
De toutes les difficultés léguées par
Justinien à ses successeurs, la plus grande était la défense de l’Empire et,
sur cette question, comme sur les précédentes, on remarque chez eux une
continuité de vues et d’action politique imposée par les circonstances et qui
aboutit à un renversement de la politique de leur grand prédécesseur. Justinien
avait porté tout son effort vers l’Occident et croyait défendre les frontières
par l’organisation d’un limes puissamment fortifié et la distribution d’annones, tributs déguisés, aux
peuples voisins. Justin II et, après lui, Tibère et Maurice organisent la
défensive en Occident, cherchent à supprimer les tributs qui grèvent le budget
de l’Empire et à acquérir la prépondérance en Orient, en Arménie, dans les pays
du Caucase, magnifiques territoires de recrutement, où ils pourraient enrôler
les armées nécessaires à la défense des frontières, mais seulement après avoir
fait disparaître la domination perse de ces régions. Cette politique exigeait
la dénonciation du traité onéreux signé par Justinien en 562 et la guerre avec
la Perse. La paix signée pour 50 ans fut donc rompue au bout de 10 ans :
la guerre qui commença entre l’Empire et les Sassanides allait durer un
demi-siècle, jusqu’à l’écrasement de la Perse par Héraclius.
Elle fut précédée d’une lutte diplomatique
chez les vassaux et les voisins des deux empires. Justin fit alliance avec le
Khagan des Turcs occidentaux originaires de l’Altaï, qui, après s’être révoltés
contre les Mongols (Jouan-Jouan), avaient fondé un grand empire qui s’étendait
des frontières de la Chine à la Transoxiane et était en conflit avec la
Perse .
Il s’était aussi ménagé des intelligences chez les sujets arméniens des
Perses et chez les Ibères que la maladresse et la dureté des gouverneurs perses entraînèrent
à la révolte . En 572, Justin ayant
refusé d’acquitter le tribut dû à la Perse par le traité de 562, la guerre commença
sur les frontières des deux empires et fut menée par Justinien, un petit-neveu du
grand empereur, qui s’empara de Dwin, mais ne put empêcher le roi Chosroès de
prendre la place importante de Dara (mai 573) . L’état maladif de
Justin II obligea le gouvernement impérial à conclure une trêve, pendant
laquelle Tibère, proclamé César, put faire des levées importantes (574) ; puis, au cours
des même négociations destinées à prolonger la trêve, Chosroès envahit
brusquement l’Arménie romaine, ne put prendre Theodosiopolis (Erzeroum), se dirigea
sur la Cappadoce, mais se heurta près de Mélitène aux forces de Justinien, qui
obligea son armée à repasser l’Euphrate en désordre et lui infligea la plus
grande défaite que les Perses aient jamais subie au cours de ces guerres
(575) .
Justinien réoccupa la Persarménie, mais l’indiscipline de son armée de barbares
lui valut plusieurs défaites qui firent rompre les négociations engagées pour
la signature de la paix (576-577) .
De nouveau en 578 Chosroès rompit les
pourparlers et envahit l’Arménie romaine, mais il trouva en face de lui
Maurice, que Tibère avait substitué à Justinien comme stratège autocrator. Avec
Maurice la guerre entrait dans une phase décisive. Disposant d’une armée bien
entraînée, formée de barbares et, ce qui était une nouveauté, de recrues levées
par lui en Asie Mineure et en Syrie, il força les Perses à battre en retraite et
occupa lui-même l’Arzanène persane jusqu’au lac de Van , La mort du vieux
Chosroès Anourschivan (579), fit échouer de nouvelles négociations, son fils et
successeur Hormizd IV étant décidé à continuer la guerre . Des dissentiments avec
le chef des auxiliaires arabes, le Ghassanide Mundar, ne permirent pas à
Maurice de marcher sur Ctésiphon (580) : il empêcha du
moins une nouvelle invasion du territoire romain et dégagea Édesse par sa
victoire sur les Perses à Constantine (Tela d’Manzalat) (581) .
Devenu empereur, Maurice concentra toutes
ses forces contre la Perse avec la volonté bien nette d’abattre sa puissance et
prit l’offensive en Mésopotamie dès 583. La guerre se poursuivit dans cette
région pendant huit ans (583-591). La mutinerie de l’armée impériale, due à une
réduction de solde, contraria l’offensive romaine (588) malgré ses
victoires et ce ne fut pas à une
action militaire, mais à une révolution dynastique, que fut due la décision
l’un des principaux chefs perses, Bahram, se révolta contre Hormizd qui fut
déposé et, refusant de reconnaître les droits de l’héritier légitime, Chosroès
II, se fit proclamer roi La guerre civile éclata
en Perse et Chosroès, ayant été complètement battu, n’eut d’autre ressource que
de se réfugier dans l’Empire romain où, par ordre de Maurice, il reçut la plus
magnifique hospitalité (février-mars 590) . Pendant ce temps ses
partisans reformaient une armée en Azerbaïdjan et Chosroès, accompagné par des
troupes romaines, mit l’armée de Bahram en déroute et recouvra son royaume
(591). Pour prix des services qu’il en avait reçus, il cédait à l’Empire Dara
et Martyropolis, que les Romains n’avaient pu reprendre et consentait à une
rectification importante de la frontière .
Dans la pensée de Maurice et de ses prédécesseurs
l’anéantissement ou du moins la neutralité de la Perse devait leur laisser les
mains libres en Occident. Malheureusement ce résultat fut atteint trop
tardivement pour permettre à l’Empire de conserver intactes sa frontière du
Danube et ses possessions occidentales.
En 565 les frontières du nord étaient
occupées par les Lombards, les Gépides et les Avars. Narsès avait enrôlé des
Lombards dans son armée et Justinien avait cherché à les pousser contre les
Gépides, qui avaient enlevé à l’Empire Sirmium (Mitrovitza) et Singidunum (Belgrade).
Justin II trouva avec raison les Gépides moins dangereux que les Lombards et en
566 il leur envoya des secours en leur faisant promettre de restituer Sirmium,
mais, comme ils ne tenaient pas leur promesse, il les abandonna et laissa
détruire leur État par une coalition des Lombards et des Avars . C’était là une grosse
faute, dont les conséquences se firent immédiatement sentir : les Avars,
déjà établis entre la Tisza et le Danube, occupèrent le territoire gépide, réclamèrent
la possession de Sirmium et un tribut ; s’étant heurtés à un refus, ils
ravagèrent la Dalmatie et la Thrace et obtinrent en 571 un traité qui leur laissait
les terres des Gépides, sauf Sirmium . Par contre, poussés par
leurs alliés, les Lombards envahissaient l’Italie avec l’intention de s’y
établir .
Ce fut la migration de tout un peuple qui
s’abattit sur la péninsule à partir d’avril 568, sans rencontrer l’armée
impériale occupée contre les Avars. Les seules forces organisées étaient les
milices et les garnisons des villes qui résistèrent longtemps à l’abri de leurs
remparts. Aussi la conquête fut très lente. Milan tomba au pouvoir d’Alboin qui
s’y fit couronner roi le 4 septembre 569. Pavie fut assiégée trois ans avant de
succomber en 572 . Le meurtre d’Alboin
(juin 572), suivi d’une période d’anarchie pendant laquelle la nation lombarde
fut gouvernée par ses chefs de guerre, les ducs, ralentit encore la conquête,
mais non les pillages du plat pays. Ce fut seulement après la défaite de la
seule expédition envoyée en 575 par Justin en Italie qu’une nouvelle
extension lombarde eut lieu dans la plaine du Pô, dans les Alpes, où elle se
heurta aux Francs, en Toscane, dans les Apennins. Ces établissements dispersés
ne formaient pas un territoire compact. En 578 les Lombards s’emparèrent du
port de Ravenne, Classis, mais ne purent occuper la ville dont ils
interceptaient les communications avec Rome, qu’ils commencèrent à attaquer en
579. Aux demandes de secours des Romains, Tibère répondait par des envois
d’argent pour acheter les chefs lombards et provoquer l’intervention des
Francs .
Tibère prenait alors l’offensive en Perse
et supportait en même temps une nouvelle attaque des Avars, dont les vassaux
slaves venaient impunément piller la Thrace et pénétraient jusqu’en Grèce
(578-581). Sans armée à leur opposer, Tibère imagina de s’allier contre eux
avec les Avars qui, en effet, arrachèrent leur butin aux Slaves; mais au cours
des négociations, Balan, leur Khagan, s’empara par surprise de Sirmium, dernière
ville impériale de Pannonie et, pour éviter une nouvelle guerre, le basileus
dut payer les arriérés du tribut refusé par Justin (582) . Puis l’avènement de
Maurice remit tout en question (14 août 582), Balan ne se croyant pas lié à son
égard par le traité conclu avec Tibère et envoyant ses hordes en Thrace
jusqu’aux ports de la mer Noire. Il fallut acheter leur retraite par une
augmentation du tribut, mais, pendant que Maurice était engagé en Perse, les
Avars, violant ce second traité, poussèrent contre l’Empire les Slaves qui,
d’une part, allèrent assiéger Thessalonique (586) et, de l’autre, s’avançaient
jusqu’au mur d’Anastase. Les Avars eux-mêmes passaient les Balkans après avoir
envahi la Mésie. Cette fois la riposte fut efficace. Grâce à une tactique
adaptée à celle de l’ennemi, les Slaves furent expulsés de Thrace et les Avars
refoulés au-delà du Danube après avoir perdu une bataille devant Andrinople
(587) .
Tout entier à ses plans de conquête de la
Perse et à sa résistance aux agressions des Avars, Maurice, sans négliger
l’Occident, dut se borner à y organiser une défensive active, d’abord en créant
en Italie et en Afrique un commandement unique par la concentration des pouvoirs
civil et militaire entre les mains d’un exarque, véritable vice-empereur,
chargé de diriger la défense , ensuite en négociant
une alliance avec Childebert II, roi des Francs d’Austrasie, qui s’engagea à
attaquer les Lombards .
De 584 à 590 il y eut cinq expéditions
franques en Italie, mais elles ne donnèrent pas les résultats espérés. Ou les
Francs restaient dans l’inaction et l’on voit Maurice réclamer à Childebert les
subsides qu’il lui a envoyés , ou ils pillaient la
région pour leur compte, ou même ils traitaient avec les Lombards. Surtout ils
ne parvenaient pas à combiner leurs opérations avec celles des troupes
impériales, comme il arriva en 590, alors que l’exarque Romain n’ayant pu les
rejoindre au jour fixé, les Francs repassèrent les Alpes sans l’attendre et
firent ainsi échouer l’attaque projetée contre Milan . L’Empire conserva du
moins ses positions et les exarques Smaragdus (585-589) et Romain (589-596),
malgré de faibles effectifs, mais aussi en achetant des chefs lombards, purent
reprendre quelques positions importantes, comme le port de Classis en 589 .
Après l’avènement du pape Grégoire le Grand
(février 590), la question lombarde prit un autre aspect. Ariulf, duc de
Spolète, attaqua brusquement Rome (été de 592), tandis que le duc de Bénévent
menaçait Naples. Devant l’inaction de l’exarque Romain, le pape prit toutes les
mesures de défense et le roi Agilulf ayant paru à son tour devant Rome, il
n’hésita pas à signer une trêve avec lui moyennant un tribut (594) . Dès lors un conflit
s’éleva entre la politique de Maurice et de l’exarque Romain, qui ne voulaient
laisser nul répit aux Lombards, et celle du pape, qui se rendait compte de
l’impuissance des forces impériales et se préoccupait surtout d’empêcher les
Lombards d’occuper Rome et d’épargner aux populations les horreurs d’une guerre
inutile. D’autre part Grégoire trouvait une base d’entente dans les
dispositions de la reine Théodelinde, de religion catholique. Après une forte
résistance de Maurice , le point de vue du pape
finit par l’emporter et un nouvel exarque, Callinicus, signait en 598 avec le
roi Agilulf une trêve, qui fut renouvelée en 603 .
Dans le reste de l’Occident l’action de
Constantinople, sans être nulle, ne pouvait être que superficielle. La province
d’Afrique, véritablement prospère sous Justin II, subit en 569 une invasion des
Maures dont le chef, Garmul, battit successivement trois armées impériales,
mais fut lui-même vaincu et tué par Gennadius (578), qui, devenu exarque d’Afrique,
acheva de pacifier la province (591) .
En Espagne le roi wisigoth Leovigild
(568-586) enleva Séville, Cordoue, Sidonia à la province impériale, au cours de
la guerre qu’il soutint contre son fils Hermenegild, converti au catholicisme
et révolté contre lui. Appuyé par le gouverneur impérial, mais trahi par lui,
Hermenegild fut mis à mort, mais son jeune fils, Athanagild, trouva un asile à
Constantinople
[203]
. Sous le successeur de
Léovigild, Reccared, qui embrassa le catholicisme, le magister militum Comentiolus paraît avoir recouvré une bonne partie
des possessions byzantines .
Enfin la diplomatie impériale était très
active en Gaule, surtout pendant le règne de Maurice, dont l’alliance avec
Sigebert contre les Lombards fut l’occasion de nombreux échanges de lettres et
d’ambassades. Depuis le règne de Justin, un prince franc, bâtard de Clotaire, proscrit
par les siens, Gondovald, s’était réfugié à Constantinople, lorsqu’à la suite
d’une intrigue de Brunehaut et des grands d’Austrasie, il fut invité à venir en
Gaule réclamer l’héritage de son père. Maurice, qui comptait peut-être sur lui
pour agir sur Childebert II, le fit partir avec une grosse somme d’argent.
Après une première tentative qui échoua, en 582, Gondovald fut élevé sur le
pavois à Brive et fut un moment le maître de la Gaule méridionale, mais à la
suite de la réconciliation entre Gontran et Childebert, il fut abandonné de ses
partisans et tué par trahison à Comminges (mars 585) . Maurice voulait sans
doute se servir de lui pour renforcer son alliance avec l’Austrasie, mais non,
comme on l’a supposé, pour une pénétration en Gaule, qui eût été purement
chimérique .
A partir de 591, l’heureuse issue de sa
guerre contre la Perse permit à Maurice de consacrer toutes ses forces à la
défense de l’Empire contre les Avars et de rappeler en Europe une partie de
l’armée d’Orient avec son meilleur général, Priscus . Baïan, qui s’était tenu
tranquille depuis sa défaite d’Andrinople (587), mais qui préparait sa
revanche, se jeta sur Singidunum qu’il mit à rançon, puis, faisant sa jonction
avec les hordes slaves à Sirmium, passa la Save sur un pont de bateaux,
traversa la Mésie, atteignit la mer Noire à Anchiale, mais n’osant attaquer
Constantinople, se porta vers Andrinople. Priscus essaya de l’arrêter, mais,
par suite de l’infériorité de ses forces dut s’enfermer dans Tzurulon
(Tchorlou), puis, sur le bruit qu’une flotte impériale allait pénétrer dans le
Danube, Baïan traita avec Priscus et se retira moyennant une indemnité peu
considérable (592) .
Ainsi commença une guerre qui devait durer
dix ans et dont la possession des passages du Danube fut le principal enjeu. Il
semble que l’objectif de Baïan ait été d’atteindre la mer Noire, comme le
montrent son expédition de 592 et celle de 600, lorsqu’il attaque la Dobroudja
et assiège Tomi , avec l’intention vraisemblable
d’interdire aux flottes impériales la pénétration dans le Danube. Au contraire
l’objectif de Maurice, qui eût voulu commander lui-même son armée , et celui de Priscus,
est l’offensive à fond qui permettrait de porter la guerre au-delà du Danube et
d’atteindre les Avars et les Slaves dans leurs repaires. En 593 Priscus pénètre
en Valachie et s’empare des camps où les Slaves entassaient leur butin.
Malheureusement les mutineries de ses troupes et une attaque des Avars
l’empêchent de continuer son offensive (594-595). Maurice le rappelle et le remplace
par son frère, l’incapable Pierre, qui ne peut parvenir à passer le Danube
(596-597). Réintégré dans son commandement en 598, Priscus ne peut que reprendre
Singidunum, démantelée par les Avars, et ce n’est qu’en 601 qu’il exécute son
plan d’attaque de la région transdanubienne .
Après la campagne des Avars en Dobroudja,
mal défendue par Corneatiolus , et leur apparition
subite devant Constantinople, Maurice avait dû signer un traité onéreux, mais
qu’il était décidé à rompre . Il concentra donc à
Singidunum les deux armées de Priscus et de Corneatiolus. Les Avars ne purent
empêcher Priscus de faire traverser le Danube à toute son armée et par des
manœuvres savantes au cours de cinq batailles meurtrières pour les barbares,
tantôt formant ses troupes en carrés pour résister à leurs assauts, tantôt les
chargeant avec furie, de les rejeter en désordre au-delà de la Tisza après leur
avoir fait un nombre incalculable de prisonniers. Jamais Baïan, qui perdit
plusieurs de ses fils au cours des combats et faillit être pris lui-même,
n’avait subi une pareille défaite. Il eût suffi de pousser les avantages à fond
pour détruire à jamais la puissance des Avars, mais les fautes de Maurice et
l’indiscipline de l’armée rendirent les victoires de Priscus stériles .
En quelques mois la situation fut
renversée. Maurice rappela encore Priscus et le remplaça par Pierre ;
celui-ci, après avoir passé l’été 602 dans l’inaction, fit traverser le Danube
à une partie de ses troupes, qui massacrèrent un grand nombre de barbares,
mais, quand elles revinrent chargées de butin, elles reçurent de Maurice
l’ordre de passer l’hiver au-delà du fleuve . Aussitôt elles se
révoltèrent et franchirent le Danube malgré leur chef, puis, Pierre ayant en
vain fait demander à Maurice de révoquer son ordre, les mutins élevèrent sur un
bouclier un de leurs centurions, Phocas, le proclamèrent exarque de l’armée et
marchèrent sur Constantinople . La cause de Maurice
était perdue d’avance : détesté, bafoué publiquement, il n’avait plus
aucun prestige . Les factions du Cirque
(dèmes) auxquelles il avait confié la défense de la ville l’abandonnèrent. Le
22 novembre, à l’approche des révoltés, il s’enfuit avec sa famille et se
réfugia dans une église voisine de Nicomédie. Le lendemain Phocas était
proclamé empereur, et le 27 novembre Maurice et cinq de ses fils amenés à
Chalcédoine y subirent le dernier supplice .
>4. Le premier démembrement de l’Empire (602-642)
En dépit des obstacles qu’ils avaient
trouvés devant eux, Maurice et ses deux prédécesseurs avaient pu sauvegarder
l’extension territoriale de l’Empire due à Justinien et même améliorer la
situation de ses frontières. En 602 le danger perse avait disparu, les Lombards
étaient neutralisés et un coup mortel avait été porté à la confédération des
Avars. Ce fut la situation troublée à l’intérieur qui rendit vaines ces
victoires. Pendant les huit années du règne de Phocas tous les résultats
obtenus furent remis en question et, au moment où Héraclius prit le pouvoir,
l’Empire était menacé de dissolution. Devant la tâche écrasante qui leur
incombait, cet empereur et les princes de la dynastie qu’il fonda luttèrent
avec un courage surhumain et parfois même parurent toucher au succès décisif,
mais l’expérience ne tarda pas à leur démontrer que la conception d’un empire
universel, défendu par les seules forces de Constantinople, ne répondait plus à
l’état du monde. Les Héraclides furent malgré eux les liquidateurs de la
politique de Justinien. Obligés de sacrifier les provinces extérieures, ils
parvinrent du moins à sauver Constantinople et le repli même auquel ils furent
contraints leur permit de faire front plus facilement sur les deux routes
d’invasion qui partaient du Danube et de l’Orient. Cette période, marquée par
une réforme de l’État, dont les institutions furent adaptées aux conditions
nouvelles, est donc décisive dans l’histoire de Byzance ; l’ancien orbis romanus a vécu ; l’Empire
d’Orient est constitué dans son véritable cadre géographique .
Soldat inculte sorti du rang, tempérament
despotique, coléreux, cruel et vindicatif, Phocas s’appuya sur les éléments
inférieurs de l’armée et sur la démagogie des grandes villes, représentée par
les dèmes. Il eut contre lui l’aristocratie administrative et une partie des
chefs militaires qu’il chercha à se concilier, comme Priscus, le vainqueur des
Perses et des Avars, dont il fit son gendre . En Italie, où Maurice
était impopulaire, le nouveau pouvoir fut accueilli avec un véritable enthousiasme et l’on peut voir encore
aujourd’hui les restes de la colonne triomphale érigée sur le Forum romain en
608 en l’honneur de Phocas . Surtout Phocas, qui
faisait profession d’orthodoxie, eut les meilleurs rapports avec le pape
Grégoire le Grand, qui mourut en 604 après le triomphe de sa politique
pacifique vis-à-vis des Lombards , ainsi qu’avec ses
successeurs. Il fut interdit au patriarche de Constantinople de prendre le
titre d’œcuménique et le Siège de saint Pierre fut reconnu comme « la tête
de toutes les églises » .
Ce fut du côté de l’Orient que vinrent les
difficultés. La révolte de Narsès, qui se saisit d’Édesse et d’Hiérapolis,
échoua complètement . Plus grave fut
l’hostilité du roi de Perse Chosroès II qui n’attendait qu’une occasion pour reprendre
à l’Empire toutes ses concessions. Se posant en vengeur de Maurice, il protégea
un aventurier qu’on faisait passer pour l’infortuné Théodose (605), puis il assiégea
la forteresse de Dara, la clef de l’Empire, qu’il avait dû rétrocéder, la
reprit au bout d’un an et en abattit les murailles (604-605) . La frontière était ouverte :
une armée perse sous Schahin envahit l’Arménie romaine, où elle prit
Theodosiopolis (607), alla assiéger Césarée de Cappadoce et envoya ses batteurs
d’estrade jusqu’au Bosphore, à Chalcédoine (610) ; une autre armée, celle
de Schahrbaraz, soumettait les villes de la Haute Mésopotamie, Mardin, Amida,
Édesse .
La confusion fut encore augmentée en Orient
par les mesures que Phocas, strictement orthodoxe, prit contre les monophysites
en Syrie et en Égypte, sans d’ailleurs que ceux-ci aient considéré les Perses,
suivis de leurs évêques nestoriens, comme des libérateurs .
A Constantinople, Germain, qui avait vu
avec peine l’Empire lui échapper, fomenta successivement deux complots pour
renverser Phocas. Le premier au début du règne, dans lequel il mit en avant
l’impératrice Constantina, veuve de Maurice, et ses trois filles, se termina
par une émeute des factions et fut réprimé d’une manière relativement
bénigne .
Dans le second entrèrent plusieurs hauts dignitaires, qui furent dénoncés par
un traître et mis à mort, ainsi que Germain, Constantina et ses filles (605).
Dans les provinces régnait une véritable
anarchie. L’invasion perse avait exaspéré la haine séculaire entre les
chrétiens et les Juifs, accusés d’aider les Perses qu’ils regardaient comme des
libérateurs, et qui, d’autre part, se mêlaient aux querelles des factions du
Cirque, afin de pouvoir massacrer impunément les chrétiens . En 608 une guerre civile
éclata dans toutes les villes de Syrie, où le désordre était encore augmenté
par la révolte des monophysites contre les édits impériaux. La répression, confiée
à Bonose, comte d’Orient, fut particulièrement cruelle à Antioche et à
Laodicée . Puis ce furent les
Juifs d’Antioche qui se révoltèrent à leur tour et massacrèrent le patriarche
Anastase (septembre 610) sans que Phocas, renversé le 5 octobre suivant, ait eu
la possibilité de réprimer ces troubles .
Lassés enfin de ce régime abject, les mécontents
trouvèrent un chef résolu dans la personne d’Héraclius, exarque d’Afrique, qui
avait eu une glorieuse carrière dans les armées de Maurice et qui, sollicité
par Priscus lui-même et un grand nombre de membres de l’aristocratie, organisa
en 608 une expédition commandée par son neveu Nicétas et dirigée sur l’Égypte,
dont les forces lui paraissaient nécessaires pour la réussite de son
entreprise. Ce fut seulement lorsque Nicétas, maître d’Alexandrie, put s’y
maintenir malgré la diversion de Bonose, obligé de se rembarquer, que l’exarque
équipa une flotte commandée par son fils, Héraclius, qui parvint devant
Constantinople le 2 octobre 610, pénétra dans le port Sophien, qui lui fut
livré par les Verts, pendant que Phocas, abandonné de tous, se réfugiait dans
une église, d’où il fut tiré le surlendemain pour être mis à mort . Le jour même Héraclius,
fils de l’exarque, était couronné empereur par le patriarche .
Mais la chute de Phocas n’arrêta pas la
tempête qui s’abattit sur l’Empire et lui enleva en quelques années toutes ses
provinces d’Orient : en 611 Schahrbaraz s’empara d’Antioche et la
défensive improvisée par Héraclius avec l’aide de Priscus et de Philippicus, en
612, ne put empêcher les Perses d’envahir la Syrie, de prendre Jérusalem (5 mai
614), d’où ils emmenèrent le patriarche et les habitants en captivité après
s’être saisis de la relique de la Vraie Croix . En 615, traversant
l’Asie Mineure sans résistance, Schahin s’emparait de Chalcédoine. Héraclius
essaya de négocier et fit envoyer à Chosroès par le Sénat une lettre qui
n’obtint aucune réponse . La conquête de
l’Égypte, dont le blé servait à l’alimentation de Constantinople, et la prise
d’Alexandrie (617-619) achevèrent la détresse de l’Empire . L’ancien empire des
Achéménides semblait rétabli et Héraclius aurait songé à se réfugier à
Carthage . Au même moment les rois
wisigoths Sisebuth et Swintila enlevaient à Byzance ses lointaines possessions
d’Espagne et, la frontière du
Danube n’étant plus défendue, les Avars et les Slaves recommençaient leurs
incursions. Les Slaves se livraient à la piraterie dans la Méditerranée et
l’armée des Avars, commandée par le nouveau Khagan, fils de Baïan, paraissait
devant Constantinople (juin 617), cherchait sous prétexte de négociation à
attirer Héraclius dans un guet-apens et soumettait la banlieue de la ville et
le faubourg des Blachernes à un pillage en règle .
Agé de 35 ans à son avènement, doué de qualités
brillantes et plein d’ardeur, Héraclius entreprit avec une véritable vaillance
la tâche écrasante de relever l’Empire en rétablissant l’ordre, en réformant
1’État, en réorganisant l’armée et en reprenant aux Perses les provinces
perdues. Encore plus que Maurice il subordonna toute son action politique à
l’attaque de la Perse, mais il lui fallut d’abord organiser son gouvernement,
trouver des ressources financières, lever et exercer une nouvelle armée. Dans
cette œuvre intérieure, que l’on connaît mal, il fut aidé par l’Église et par
le patriarche Sergius . Désireux de fonder une
dynastie, il associa ses deux premiers enfants à l’Empire dès leur naissance et
confia à ses parents, à ses frères, à son cousin Nicétas les plus hautes
fonctions de l’État . Après la mort d’Eudokia
(612), Héraclius épousa en secondes noces sa nièce Martine (614), dont il eut
neuf enfants, mais cette union, prohibée par les canons, contribua à diminuer
sa popularité .
Tout entier à ses projets d’offensive
contre la Perse, Héraclius passa plusieurs années à reconstituer une armée
solide et bien aguerrie, l’entraînant par des exercices fréquents, excitant son
ardeur par des proclamations qui présentaient la future expédition comme une
guerre sainte et décidant d’en prendre lui-même le commandement, après avoir
désigné son fils aîné comme son successeur et confié sa tutelle au patriarche
et au magister militum Bonus .
Au lieu de chercher d’abord à recouvrer la
Syrie et l’Égypte, Héraclius résolut d’attaquer la Perse au cœur même de sa
puissance en entraînant contre elle les peuples guerriers de l’Arménie et du
Caucase. Il mit six ans à réaliser cette conception digne d’Annibal et qui fait
de lui le plus grand stratège qu’ait produit l’Empire romain depuis Trajan.
Son premier objectif fut de dégager l’Asie
Mineure et de pénétrer en Arménie pour renforcer son armée. Ce résultat fut
atteint dans sa première campagne (622). Après avoir tourné les positions de
Schahrbaraz en Cappadoce, il le rejeta sur l’Antitaurus, puis pénétra en Arménie,
d’où au printemps de 623 il envahit subitement la Médie Atropatène
(Azerbaïdjan), faillit prendre Chosroès lui-même à Gandzak (Tabriz) et alla
hiverner en Transcaucasie dans la vallée du Cyrus (Koura) .
Les Perses répondirent à cette attaque par une
contre-offensive redoutable. Bien qu’en 624 Héraclius leur ait infligé trois
défaites et capturé le camp de Schahrbaraz près du lac de Van, il ne put
pénétrer dans leur pays et dut même, après avoir soutenu contre Schahrbaraz une
lutte serrée dans la région des sources de l’Euphrate, se replier sur la
Cilicie, puis sur la ligne de l’Halys (Kyzil-Irmak) (625) .Chosroès fit alors un
effort suprême pour obliger son adversaire à abandonner son entreprise. En 626,
après avoir conclu une alliance avec les Avars, il tenta une diversion sur
Constantinople. Pendant que Schahrbaraz occupait Chalcédoine et que Schahin
attaquait Héraclius, les Avars parurent devant la ville impériale (29 juin) et,
après les tentatives inutiles de négociations, en commencèrent le siège ;
mais les défenseurs résistèrent aux assauts redoutables qui se succédèrent du 2
au 7 août et, après avoir incendié ses machines de guerre, le Khan battit en
retraite et le peuple rendit
grâces à la Panaghia qui avait sauvé la cité .
Sans se laisser arrêter par cette
diversion, Héraclius avait laissé son frère Théodore tenir tête à Schahin, et remontant
vers le nord, atteint le Lazique, fait alliance avec le peuple turc des
Khazars, qui ne purent l’aider à prendre Tiflis, et commencé à envahir la Perse
en descendant la vallée du Tigre (décembre 627). Sa victoire sur une armée
perse devant les ruines de Ninive lui ouvrit la route de Ctésiphon et, occupant
successivement les paradis et les
palais royaux, il parvint à quelques lieues de la capitale (février 628) . Là il apprit la chute
de Chosroès, détrôné par l’un de ses fils, Kawadh, qui se hâta de conclure la
paix avec lui (3 avril) . Les Perses évacuèrent
tout de suite l’Arménie, mais Schahrbaraz, s’étant révolté, conserva la Syrie
et l’Égypte jusqu’à l’été de 629 , Après sa rentrée
triomphale à Constantinople (août 629), Héraclius alla recevoir la Vraie Croix
qu’il rapporta lui-même à Jérusalem (mars 630) .
En quelques années Héraclius avait résolu
une question séculaire. Les deux puissances qui menaçaient l’Empire sur ses
deux fronts étaient abattues. L’État sassanide se débattait au milieu des
guerres civiles ; celui des Avars n’avait pu se relever de la défaite de
626 et ne pouvait empêcher ses vassaux, Slaves, Huns et Bulgares, de s’émanciper
de son joug. Héraclius, mettant à profit ces événements, eut pour allié Kowrat,
regardé comme l’ancêtre des Khans bulgares (636) et, ne pouvant expulser
les Slaves établis depuis le début du viie siècle en Dalmatie, en Istrie, en Mésie et jusqu’en Macédoine, il prit au
service de l’Empire les deux tribus yougoslaves des Serbes et des Croates qui
furent installées en Illyrie et commencèrent à recevoir
le christianisme . Le Danube et l’Euphrate
étaient redevenus les frontières de l’Empire.
Mais la victoire n’avait pas aplani les
difficultés intérieures. Pendant les années qui suivirent son retour à
Constantinople, Héraclius prit une série de mesures importantes qui
constituèrent une véritable réforme de l’État. C’est alors que dans ses
protocoles, il prend le titre de basileus,
qui n’avait eu jusque-là aucune valeur officielle , qu’il règle la succession
au trône afin d’empêcher les compétitions entre les enfants issus de ses deux
mariages et qu’il reconstitue ses
forces militaires sur des bases nouvelles. Sa victoire l’avait mis en
possession de ces territoires de l’Arménie et du Caucase, dont les peuples guerriers
fournissaient à l’Empire ses meilleurs soldats. Héraclius fit de l’Arménie un
territoire de recrutement en plaçant à sa tête des membres de la noblesse
indigène et en leur conférant les pouvoirs militaires et civils. Telle serait
l’origine du thème des Arméniaques .
Héraclius a recherché ainsi l’ordre et
l’unité dans tous les domaines, mais, comme ses prédécesseurs, le désir
d’étendre cette recherche au domaine spirituel le conduisit à des fautes
irréparables. Deux graves difficultés sollicitaient ses efforts : la
question des juifs, qui avaient profité des querelles entre les dèmes pour se
soulever et massacrer des chrétiens et que l’on accusait avec raison d’avoir
favorisé l’invasion perse au début du règne d’Héraclius , et l’éternelle question
monophysite qui continuait à agiter les provinces d’Orient. Leur occupation par
les Perses pendant de longues années avait eu pour résultat la fuite ou
l’expulsion du clergé orthodoxe et, en Égypte particulièrement, le triomphe des
Jacobites .
En ce qui concerne Héraclius, il ne semble
pas que les mesures qu’il prit contre les Juifs soient dues à un fanatisme
religieux. En 630 il leur défendit d’habiter Jérusalem, certainement pour
éviter des troubles et des représailles inévitables , mais il ne trouva
d’autre solution pour les assimiler aux habitants de l’Empire que de les
obliger à se faire baptiser et il publia son édit vers 634, à la veille de
l’invasion arabe , mesure chimérique qui
ne pouvait qu’exaspérer la haine des Juifs contre les chrétiens.
Les mesures qu’il prit, poussé d’ailleurs
par le patriarche Sergius, pour établir l’union religieuse, eurent des
conséquences encore plus néfastes. Sergius croyait avoir trouvé une formule
assez compréhensive pour rallier les Jacobites au concile de Chalcédoine, en
soutenant que l’unité de personne du Christ supposait en lui une seule manière
d’agir, une seule activité, ἐνέργεια . Confiant dans cette doctrine,
Héraclius la fit propager en Arménie, où l’attachement au dogme monophysite
était un obstacle au loyalisme envers l’Empire . Une adhésion importante
fut celle de Cyrus, évêque du Phase, que l’empereur créa patriarche
d’Alexandrie en 631 en lui donnant les pouvoirs civils nécessaires au
rétablissement de l’ordre en Égypte . La même propagande eut
lieu dans tout l’Empire, mais se heurta à l’opposition du patriarche de
Jérusalem, Sophronius, et du moine Maxime , tandis que le pape
Honorius, consulté par Sergius, se montrait favorable à sa doctrine . Les esprits étaient ainsi
divisés et un édit impérial sur la foi (fin de 634) avait été assez mal
accueilli, lorsque commença l’invasion arabe . Ce n’était plus l’orthodoxie,
mais l’existence du christianisme même qui était en cause.
Loin de correspondre à un plan
systématique, l’invasion arabe est due sans doute à la force d’expansion de la
nouvelle religion, mais surtout à la faiblesse de la résistance que les conquérants
trouvèrent devant eux. Les razzias des tribus de Bédouins aux frontières
romaine et perse n’étaient pas rares, même avant l’islam et, d’autre part, sans
parler des caravanes de marchands et des tribus nomades qui les parcouraient
sans cesse, la Mésopotamie perse et la Syrie renfermaient déjà une forte
proportion d’Arabes fixés au sol . Les incursions dans les
deux empires, qui commencèrent du vivant de Mahomet, n’étaient donc pas une
nouveauté, mais, après la mort du prophète, une fois l’Arabie convertie presque
entièrement à l’islam, ces expéditions prirent plus d’ampleur. Au même moment,
vers 634, la tribu des Bakr détruisait l’État arabe chrétien des Lakhmides,
vassal de la Perse, et des forces commandées par l’Ommiade Yézid entraient en
Palestine et mettaient en déroute les milices levées à la hâte par Sergius,
gouverneur de Césarée, tué au cours d’un combat .
Les Arabes furent amenés ainsi à pousser
plus loin leurs avantages et envahirent à la fois la Perse et la Syrie romaine,
après avoir reçu des renforts. En Perse les forces du roi Iezdegerd ne purent
tenir devant le flot des envahisseurs ; la victoire des Arabes à Qadisiya
leur livra Ctésiphon, celle de Nekhavend au sud d’Ecbatane acheva la déroute du
dernier Sassanide (637), qui se réfugia en Transoxiane où il fut tué en
651 .
En Syrie les Arabes, qui avaient continué leur marche et fait capituler Damas,
rétrogradèrent à l’approche de l’armée importante envoyée par Héraclius, mais,
par suite de la discorde entre les chefs byzantins et la trahison d’un corps
d’Arabes chrétiens, la bataille qui se livra sur les bords de l’Yarmouk (20
août 636) fut un désastre pour l’empire et entraîna l’évacuation de la Syrie,
dont toutes les villes tombèrent aux mains de l’ennemi . A la fin de 637
Jérusalem capitulait et le calife Omar y fit son entrée (février 638) , puis ce fut le tour
d’Antioche, de Césarée, d’Édesse et de la Mésopotamie romaine (639) . A la fin de la même
année, Amrou pénétrait en Égypte.
Loin de se ressaisir devant une pareille
catastrophe, Héraclius poursuivait la chimère du ralliement des jacobites à
l’orthodoxie, afin de combattre leurs tendances au séparatisme. Le
monoénergisme ayant donné des résultats insuffisants, un nouvel édit
dogmatique, l’Ekthesis (exposition),
fut promulgué à la fin de 638. Rédigé par Sergius et par l’higoumène Pyrrhus
qui devait lui succéder, l’édit affirmait l’harmonie entre la volonté divine et
la volonté humaine du Christ qui aboutissait à une volonté unique . Au lieu de calmer les
esprits, cette doctrine monothélite ne fit que les diviser davantage, sans gagner l’assentiment des jacobites et
provoqua un nouveau conflit entre les papes et Constantinople .
La conquête de l’Égypte, qui dura moins de
trois ans (décembre 639-juillet 642), n’avait été nullement préméditée par
Amrou, parti avec 4 000 hommes pour faire une simple démonstration, mais,
ne trouvant aucune résistance, il demanda des renforts à Omar et, après avoir
pris Péluse, au lieu de s’engager dans le réseau des bouches du Nil et des
canaux, il se porta à travers le désert jusqu’à la pointe du Delta, à
Héliopolis, où il battit la garnison de la forteresse de Babylone (juillet
640), qu’il assiégea ensuite . Cette arrivée subite
des Arabes répandit la terreur dans toute l’Égypte, mal défendue par des
troupes peu exercées. Pris de panique, les habitants des villes se réfugiaient
à Alexandrie. Le patriarche Cyrus, qui avait ouvert des négociations avec
Amrou, fut rappelé à Constantinople et disgracié ; le blocus
d’Alexandrie durait depuis plusieurs mois lorsque Héraclius mourut le 11
février 641, laissant en plein désarroi l’Empire qu’il avait d’abord
sauvé .
Sa succession même, qu’il avait réglée de
manière à éviter les compétitions, donna lieu à des troubles qui agitèrent
l’Empire pendant toute une année et se terminèrent par une tragédie, le
supplice de Martine et de son fils Héracléonas, à la suite d’un pronunciamiento
de l’armée d’Asie, tandis que Constant, le fils du Nouveau Constantin, âgé de
onze ans, devenait seul Auguste sous la tutelle du patriarche et du Sénat
(novembre 641) .
Le début du nouveau règne fut marqué par la
perte définitive de l’Égypte. Après la prise de la citadelle de Babylone (9
avril 641) et de Nikiou (3 mai), suivie de la soumission de la Haute Égypte,
Alexandrie tenait seule encore, mais les querelles entre les chefs et le
émeutes des factions entravaient la défense . Renvoyé avec de pleins
pouvoirs en Égypte, le patriarche Cyrus n’y parut que pour signer avec Amrou un
traité de capitulation (novembre), mais l’évacuation définitive n’eut lieu que
onze mois plus tard, le 29 novembre 642 .
5. La liquidation de l’Empire romain
universel (642-728)
L’existence d’un empire universel, dominant
à la fois l’Occident et l’Orient, était liée à la possession de l’Égypte.
C’était ce qu’avaient bien compris Auguste et ses successeurs. Après la perte
de cette source de richesse et de puissance, l’Empire était obligé de se resserrer
dans les limites du domaine géographique de Constantinople. Mais il eut d’abord
à sauver son existence et ce fut la tâche des trois derniers Héraclides.
La conquête de l’Égypte en effet n’avait
pas arrêté l’offensive arabe, qui attaquait toutes les frontières romaines à la
fois : conquête par Amrou de Cyrène, de la Pentapole, de Tripoli et
pénétration arabe dans l’oasis du Fezzan (642) ; après la prise de
Césarée de Palestine (mai 642) eut lieu l’invasion de la Cilicie, puis en 647,
celle de la Cappadoce par Moavyah, gouverneur de Syrie, qui atteignit la Phrygie,
tandis qu’un de ses lieutenants pénétrait en Arménie et détruisait la
forteresse de Dwin .
Contre ces attaques multipliées la réaction
du gouvernement impérial fut d’abord assez faible. Une expédition envoyée en
Égypte réussit à reprendre Alexandrie, mais ne put s’y maintenir
(645-646) , La lutte fut plus vive
en Arménie, où il s’agissait de conserver une source essentielle de recrutement
militaire; la situation paraissait d’autant plus favorable à l’Empire, qu’un
grand nombre de chefs de clans et de nobles avait émigré à Constantinople et
occupait de hautes fonctions, mais l’obstination du gouvernement impérial à
vouloir soumettre l’Église arménienne au patriarcat byzantin et à lui imposer
la reconnaissance du concile de Chalcédoine produisit une telle
désaffection pour l’Empire, qu’en 653 le chef de l’armée arménienne, Théodore
Rechtouni, traita avec Moavyah et ouvrit ainsi le pays aux Arabes . L’expédition du
basileus Constant, qui vint lui-même en Arménie et obtint la soumission du
catholikos Nersès II et d’un grand nombre de nobles, rendit quelque prestige à
l’Empire , mais les succès de Moavyah
en Asie Mineure (657-661) détachèrent pour longtemps la Grande Arménie de
Byzance qui conserva seulement une partie de l’ancienne Persarménie et continua à enrôler un
grand nombre d’Arméniens et de Géorgiens dans ses armées.
La politique religieuse de Constant eut des
conséquences encore plus néfastes en Occident. L’Église d’Afrique avait été au
cours des luttes religieuses la forteresse de l’orthodoxie et c’est ce qui explique
l’agitation qui se produisit dans la province, lorsqu’un grand nombre d’Égyptiens
monophysites, fuyant devant l’invasion arabe, vinrent s’y réfugier. L’exarque
Georges, aidé du moine Maxime, entreprit la conversion de gré ou de force des
nouveaux venus à l’orthodoxie . D’autre part les papes
Jean VI (640-642) et Théodore Ier (642-649) ne cessaient de
manifester leur réprobation pour l’Ekthesis, supprimée pendant le court règne
de Constantin III (12 février-25 mai 641), mais redevenue la loi de l’Empire.
Ce fut à la suite d’une démarche du pape Théodore à Constantinople qu’une dispute
publique sur le dogme eut lieu à Carthage, entre Maxime et le patriarche Pyrrhus
(juillet 645), lequel, s’étant déclaré convaincu par son adversaire, se rendit
à Rome et abjura la doctrine monothélite en présence du pape Théodore .
Ce coup de théâtre fut loin de ramener la
paix. Des conciles provinciaux tenus en Afrique condamnèrent de nouveau le
monothélisme, puis l’agitation prit un caractère politique. L’exarque Grégoire,
successeur de Georges, se révolta (647), fut proclamé empereur et, s’étant rendu
à Sufétula (Sbaïtla) pour soulever les tribus berbères, se trouva en face d’une
incursion arabe et périt dans le combat. L’Afrique n’en resta pas moins séparée
de l’Empire jusqu’en 660 . D’autre part, à la
suite des conciles tenus en Afrique le pape somma le patriarche Paul d’abjurer
le monothélisme et, sur son refus, l’excommunia (647), mais par un nouveau coup
de théâtre, Pyrrhus dénonçait son abjuration . La cour impériale crut
trouver une solution à ces difficultés en interdisant sous les peines les plus
sévères toute discussion sur une ou plusieurs volontés (édit appelé le Typos, la règle, 648) , mais cette solution négative
fut repoussée avec indignation et le pape Martin, successeur de Théodore, tint
dans la basilique du Latran un concile où 105 évêques condamnèrent à la fois
l’Ekthésis et le Typos (octobre 649) . A cette protestation le
gouvernement de Constant répondit par un coup de force le pape fut enlevé
violemment de la basilique du Latran par l’exarque de Ravenne, Théodore
Kalliopas (juin 653), embarqué la nuit sur le Tibre et emmené à Constantinople
où il n’arriva que le 17 septembre 654 . Là, accusé de haute
trahison , il fut traité en criminel
d’État, traduit devant un tribunal laïc, dégradé ignominieusement du sacerdoce,
enfermé dans la prison du Prétoire avec les voleurs et les assassins, puis
exilé à Kherson, où il mourut après un long martyre le 16 septembre 655, tandis
que Pyrrhus était rétabli au patriarcat . Avec un véritable
acharnement les chefs monothélites se vengèrent ensuite sur Maxime, qu’ils
essayèrent de suborner en obtenant son adhésion au Typos, allant même jusqu’à
le faire gracier (septembre 656), puis, sur son refus, le replongeant dans sa
prison où, torturé avec deux de ses disciples, il mourut en martyr le 13 août
662 .
Ce traitement odieux excita l’indignation des contemporains et desservit la
cause du monothélisme que, devant le danger arabe, Constant finit par
abandonner . Il n’y eut pas de
réconciliation véritable, mais les polémiques cessèrent.
Le péril en effet était pressant. Il
s’était produit un fait nouveau, qui allait rendre encore plus redoutables les
menaces de l’islam contre la chrétienté. Pour la première fois depuis les
conquêtes d’Alexandre, une puissance asiatique s’installait d’une manière permanente
sur les rives de la Méditerranée , les Perses n’ayant pu
s’y maintenir que quelques années et n’ayant pas eu le temps d’en tirer
beaucoup d’avantages. Tout au contraire, le gouverneur arabe de Syrie, le Koraïchite
Moavyah, comprit le premier l’importance de la guerre maritime et équipa en 649
une flotte qui alla piller l’île de Chypre, s’empara d’Arad (650) et de la côte
d’Isaurie, où furent organisés des chantiers de construction navale.
Après une trêve de trois ans signée avec
l’Empire, ce fut le pillage de l’île de Rhodes (654), l’attaque de la Crète et
de l’île de Cos (655), enfin la première tentative pour attaquer
Constantinople ; pendant qu’une armée envahissait la Cappadoce, une
flotte, partie de Tripoli de Syrie, se dirigeait vers les détroits et infligeait
une grande défaite à l’escadre impériale commandée par Constant lui-même . Byzance perdait ainsi
la maîtrise de la mer qu’elle possédait depuis la destruction du royaume
vandale. La route de Constantinople était ouverte, mais la guerre civile qui
éclata chez les Arabes, après le meurtre du calife Othman (17 juin 656) , força Moavyah à
renoncer à ses projets et à signer un traité par lequel il se reconnaissait
tributaire de l’Empire (659) .
Proclamé calife à Jérusalem (juillet 660),
Moavyah mit fin à la guerre civile et après le meurtre d’Ali (24 janvier 661)
son pouvoir fut incontesté, mais il dut passer plusieurs années à transformer
l’État patriarcal des premiers califes en une monarchie administrative et militaire
qui le fit surnommer le Chosroès des Arabes . Ce ne fut guère qu’en
670 qu’il put reprendre ses projets contre Constantinople. Comment l’Empire
profita-t-il de cette accalmie pour organiser sa défense, c’est ce qu’il est
difficile de savoir à cause de la pauvreté des sources. En 658 Constant dirigea
une expédition contre les Slaves et revint avec beaucoup de prisonniers , puis en 660 il quitta brusquement
Constantinople et séjourna longtemps à Thessalonique et à Athènes. De là, à la
tête d’une armée importante, composée surtout d’Arméniens, il partit pour
l’Italie et aborda à Tarente, d’où il parvint à rétablir l’ordre en Afrique,
puis il sembla commencer une offensive contre les Lombards, mais se contenta
d’assiéger Bénévent qui capitula (663) . Après une visite à Rome,
où il fut reçu en grande pompe par le pape Vitalien , Constant s’embarqua
pour Naples, puis gagna Syracuse où il fixa sa résidence et où il avait donné
l’ordre de faire venir l’impératrice et ses enfants. Il y vécut cinq ans et fut
assassiné dans son bain en 668 par un officier du palais . Il est difficile de deviner
ses véritables projets, mais le choix de Syracuse comme résidence semble
indiquer qu’il voulait organiser une base de résistance aux Arabes en
s’établissant entre les deux bassins de la Méditerranée, à proximité de
Carthage et de l’Afrique .
Cependant, son pouvoir étant affermi,
Moavyah avait repris ses attaques par terre et par mer contre l’Empire , mais, dès 670, toute
son activité est dirigée du côté de Constantinople : sa flotte franchit
l’Hellespont et l’émir Phadalas, qui la commande, s’établit dans la péninsule
de Cyzique, base excellente d’attaque contre la ville impériale .
Cette fois, tout au moins, Byzance ne fut
pas prise au dépourvu. La succession de Constant avait failli troubler
l’Empire. Après son meurtre, l’armée avait proclamé empereur un stratège
arménien, Miziz, et il fallut une expédition pour réduire cette révolte . A Constantinople les
trois fils de Constant avaient été couronnés Augustes , mais seul, l’aîné, Constantin,
âgé de 14 ans, prit le pouvoir et, malgré une sédition des troupes d’Anatolie
qui réclamaient trois empereurs , écarta du trône ses
deux frères qui furent en outre cruellement mutilés . Ces incidents n’avaient
pas empêché ceux qui exerçaient le pouvoir de suivre avec attention les
préparatifs de Moavyah. Les murailles de Constantinople furent restaurées et une flotte importante
fut équipée. Ce fut en outre à cette époque qu’un architecte syrien, Callinicus,
vendit à l’Empire le secret du feu marin (πυρ ὑγρόν) ou feu grégeois, liquide à base d’huile de
naphte, qui brûlait facilement sur l’eau et que l’on lançait à l’aide de tubes
(σίφωνες) munis de propulseurs . Cette invention devait
assurer longtemps la supériorité à la marine impériale et l’on en fit l’épreuve
au cours du siège de Constantinople par les Arabes.
Pendant cinq ans de suite (673-677) la
flotte arabe, qui hivernait à Cyzique, vint au début du printemps essayer de
forcer l’entrée de la Corne d’Or. Se heurtant chaque fois a une défense bien
organisée, les Arabes finirent par abandonner le siège (25 juin 677), mais,
assiégés à leur tour dans Cyzique, ils perdirent une grande partie de leurs
troupes et, pris pendant leur retraite par une violente tempête sur les côtes
de Pamphylie, ils subirent un véritable désastre, aggravé par les attaques de
la flotte impériale . Pour la première fois
l’islam avait reculé et Byzance constituait la borne atteinte par l’invasion
arabe. Moavyah signa avec l’Empire une paix de trente ans .
Malheureusement ce grand succès fut suivi
d’un désastre qui devait peser lourdement sur les destinées de Byzance. Vers
642 les Bulgares, peuple turc établi entre le Kouban et la mer d’Azov, et dont
le Khan, Kowrat, avait été l’allié d’Héraclius, furent attaqués par leurs congénères,
les Khazars, qui obligèrent une partie de leur peuple à accepter leur
suzeraineté, tandis que les autres, sous Asparouch, fils de Kowrat, émigraient
vers l’ouest et occupaient la Dobroudja . Cette irruption
soudaine causa une vive émotion à Constantinople et une expédition commandée
par Constantin IV lui-même fut organisée en 679, mais se termina par une
déroute, dont la conséquence fut l’établissement des Bulgares en Scythie, où
les ports de la mer Noire, comme Odessos (Varna), tombèrent entre leurs mains,
et en Mésie entre le Danube et les Balkans . Ces provinces étaient
habitées par des Slaves qui, plus nombreux que les envahisseurs, fusionnèrent
avec eux et finirent par leur imposer leur langue . Vite résigné à sa
défaite, Constantin IV céda à Asparouch les territoires qu’il occupait en
s’engageant à lui verser un tribut annuel . Jusque-là l’Empire
avait perdu des provinces extérieures, mal rattachées au point de vue
géographique à Constantinople : la constitution de l’État bulgare entamait
son domaine naturel. C’était un ennemi attaché à ses flancs, qui interceptait
les routes du Danube et devenait pour la ville impériale une menace
perpétuelle.
La liquidation de la querelle monothélite
et le rétablissement de la paix religieuse, troublée depuis plus de trois
siècles, apportèrent du moins un grand soulagement à l’Empire. Ce résultat fut
dû à l’initiative personnelle de Constantin IV qui, malgré l’opposition du haut
clergé, correspondit lui-même avec les papes Donus et Agathon (678-679) et provoqua la réunion
d’un concile œcuménique qui se tint à Constantinople, au palais impérial, du 7
novembre 680 au 16 septembre 681.
Préparé par de nombreux synodes provinciaux
et des consultations d’évêques occidentaux, ce concile rétablit véritablement
l’unité de l’Église et, jusqu’à sa mort,
Constantin IV entretint les meilleures relations avec les papes. Malgré l’échec
que lui avaient infligé les Bulgares, son règne de 17 ans fut vraiment réparateur,
mais il mourut brusquement en 685 à l’âge de 32 ans, laissant pour lui succéder
un fils de 16 ans, auquel il avait imposé le grand nom de Justinien .
Avec des qualités remarquables et un
caractère énergique, ce dernier rejeton des Héraclides avait hérité de toutes
les tares de ses ascendants, de la neurasthénie d’Héraclius, de la violence et
de la cruauté de Constant II . Très vaniteux, il
cherchait à copier en tout son illustre homonyme, appelant sa femme Théodora,
fondant des villes auxquelles il donnait son nom, régentant l’Église et
cherchant à acquérir la réputation d’un législateur. Ce qu’on doit reconnaître
en lui, c’est son désir très vif de relever l’Empire et d’établir sa défense
sur des bases inébranlables, aussi bien contre les Slaves que contre les
Arabes. Renvoyant les conseillers de son père, il se constitua un gouvernement
qu’il eut bien en main, mais dont la fiscalité et la dureté devaient amener sa
chute .
Assurer la défense permanente des
frontières et, avant tout, protéger Constantinople par des forces de couverture
établies en Thrace, tel fut le programme défensif de Justinien II, qui ne fit
d’ailleurs que donner un caractère général et systématique à des mesures de
circonstance prises au jour le jour par ses prédécesseurs. C’est sous son règne
que l’on saisit le premier développement de l’institution des thèmes,
c’est-à-dire des corps d’armée cantonnés dans des provinces qui sont leurs
bases de recrutement et dont les chefs exercent les pouvoirs civils et
militaires .
Peu après l’avènement de Justinien II,
l’assemblée convoquée pour vérifier l’authenticité des actes du VI concile
œcuménique comprenait les représentants des thèmes : Opsikion, Anatoliques,
Thracésiens, Arméniaques, Karabisianoi (flotte), Italie, Sicile, Afrique . Justinien II s’appliqua
à étendre cette organisation et à repeupler les régions dévastées à la suite
des guerres par des transports de populations. En 688, après avoir renouvelé la
paix avec les Arabes et en vertu du traité conclu avec le calife, il reçut dans
l’Empire 12 000 guerriers Mardaïtes du Liban, réfractaires à la domination
musulmane, et les établit avec leurs familles, les uns dans la région d’Attalie
en Pamphylie, les autres dans le Péloponnèse, dans l’île de Céphalonie et en
Épire .
Le même traité lui ayant cédé la moitié de l’île de Chypre, il en transporta
des habitants dans la péninsule de Cyzique, dépeuplée pendant l’occupation
arabe (690-691) . Enfin, après avoir
dirigé une expédition contre les tribus slaves qui infestaient la région de
Thessalonique (689), il en enrôla un grand nombre qui firent partie du thème de
l’Opsikion, transporté de Thrace en Bithynie pour couvrir Constantinople contre
une attaque venue d’Asie .
On a restitué à Justinien II la paternité
d’un certain nombre de lois organiques, dont on faisait jusqu’ici honneur aux
empereurs iconoclastes. Telle est la Loi
Agricole, qui porte le nom de Justinien et dont les dispositions favorables
au développement de la petite propriété libre concordent avec la politique
militaire de ce prince .
Ses interventions dans le domaine religieux
ne furent pas aussi heureuses. Ne perdant du moins aucune occasion d’affirmer
son orthodoxie, il réunit, comme on vient de le dire, une grande assemblée à la
fois ecclésiastique et laïque pour collationner et authentifier les actes du VIe concile œcuménique , qui furent ensuite
envoyés à Rome. Dans une pensée louable, frappé du désordre et de
l’indiscipline qui régnaient dans la société tant laïque
qu’ecclésiastique , Justinien II convoqua à
Constantinople un concile destiné à réformer la discipline canonique, dont les
Ve et VIe conciles ne s’étaient pas occupés. Ce concile
désigné sous le nom de Quinisexte, comme complétant l’œuvre des deux conciles
précédents, se tint en 692 au palais impérial .
Tout se serait bien passé si le concile,
composé exclusivement d’évêques orientaux, n’avait émis la prétention d’être
considéré comme œcuménique et de légiférer pour toute l’Église, sans tenir
compte des différences politiques et sociales et des traditions souvent très
anciennes de chaque région et avec un caractère d’hostilité contre les usages
de l’Occident et des églises d’Arménie. Il en résulta un nouveau conflit entre
l’empereur et le pape Sergius que Justinien ordonna d’amener à Constantinople,
mais qui fut défendu cette fois contre l’envoyé impérial par les milices de
Ravenne et de Rome .
A l’extérieur Justinien il profita à son
avènement des guerres civiles du califat pour reprendre l’Arménie, grâce à la
campagne victorieuse de Léonce (686-687) , mais ce succès fut
compromis par les pillages des troupes et la pression exercée sur le clergé
arménien pour l’obliger à se soumettre au patriarcat byzantin . Puis, en 693,
Justinien, croyant l’occasion favorable, rompit le traité conclu avec le
calife, mais fut prévenu par les Arabes qui envahirent le territoire romain et
infligèrent à l’empereur une défaite, due à la trahison des troupes slaves,
dont la conséquence fut la perte de l’Arménie que les Arabes réoccupèrent sans
résistance . C’était la faillite de
la sage politique de paix suivie jusqu’alors et la perspective d’une nouvelle
lutte avec l’islam, au moment où l’Empire allait se trouver désorganisé par des
troubles intérieurs.
Le caractère impérieux et fantasque du
jeune basileus, la dureté et la brutalité de ses deux ministres favoris, l’eunuque
Étienne, sacellaire, et l’ancien moine Théodote, logothète du Trésor,
excitaient de nombreux mécontentements. Toute marque d’opposition était cruellement
réprimée et les prisons regorgeaient de captifs, parmi lesquels des chefs
d’armée comme Léonce, le conquérant de l’Arménie , qui méditait avec ses
compagnons le renversement de Justinien. Libéré au bout de trois ans et nommé
stratège de l’Hellade, Léonce exécuta son dessein avec une facilité qui montre
combien le régime était discrédité. Les deux ministres de Justinien furent
brûlés vifs et lui-même, conduit à l’Hippodrome, dut subir l’ablation du nez et
fut exilé à Kherson (694) .
Cette révolution témoignait du mal profond
qui avait atteint la société byzantine. Par ses maladresses et ses excentricités
Justinien II avait compromis l’attachement de la population et surtout de
l’armée à la dynastie héraclide. Or l’armée était le pouvoir prépondérant et
l’indiscipline était dans l’armée. La chute de Justinien allait être le début
d’une série de coups d’état militaires qui se succédèrent pendant 22 ans. De
695 à 717 sept empereurs furent proclamés et renversés tour à tour et cette
crise, la plus grave qu’on ait vue depuis le ve siècle, faillit emporter l’Empire. Les Arabes, le croyant à bout de force, cherchèrent
à lui porter le dernier coup en préparant une offensive suprême contre
Constantinople. Achèvement de la conquête de l’Afrique, marche sur la ville
impériale à travers l’Asie Mineure et développement de la marine de guerre,
tels furent désormais leurs objectifs.
Ainsi de 695 à 717 chacun des règnes
éphémères, qui se succèdent au milieu des agitations, est marqué par quelque
nouveau désastre. Pendant celui de Léonce (695-698) la lutte eut lieu autour de
Carthage, prise par Hassan en 695, délivrée par le patrice Jean, chef de
l’expédition navale envoyée en 697, et reprise définitivement par Hassan
(printemps de 698), qui commença à la démolir de fond en comble . L’Afrique était déjà à
moitié perdue pour l’Empire depuis l’expédition d’Ogba, fils d’An-Nafir, qui,
après s’être attaché à soumettre les Berbères et à les convertir à l’islam,
avait fondé en 670 au milieu de la Byzacène, à égale distance de la côte et des
massifs montagneux, la forteresse de Kairouan, destinée à contenir les
incursions des nouveaux convertis .
Après la perte de Carthage, la flotte
impériale en retraite fit escale en Crète et les chefs de l’armée, redoutant la
colère de Léonce, proclamèrent empereur le drongaire du thème des Cibyrrhéotes,
Apsimar, qui prit le nom de Tibère, et détrôna facilement Léonce . Pendant son règne
relativement long (698-705), il eut à se défendre contre des complots incessants,
ne put empêcher les Arabes d’achever la conquête de l’Afrique, poursuivie par
Hassan, puis par Mouçâ qui atteignit l’Océan Atlantique en 704 , mais organisa d’une
manière plus efficace la défense de l’Asie Mineure, grâce aux talents
militaires d’Héraclius, son frère.
Non seulement Héraclius défendit avec
succès la frontière, mais il envahit la Syrie et s’avança jusqu’à Samosate où
il fit un grand butin . Une tentative
d’invasion de l’Arménie eut moins de succès, malgré la révolte du généralissime
Sempad contre les Arabes .
Les efforts réels de Tibère III pour
défendre l’Empire furent arrêtés par un événement qui porta la confusion à son
comble, la restauration de Justinien II. Après des aventures romanesques,
plusieurs fois sur le point d’être livré à Tibère III, il avait fui de Kherson
chez les Khazars, dont le Khan lui avait donné sa sœur en mariage (704), puis,
après une navigation périlleuse, auprès du Khan bulgare Terbel qui lui donna
une petite armée avec laquelle il pénétra de force à Constantinople sans que
Tibère pût faire la moindre résistance (septembre 705) . Pendant ce second règne
qui dura six ans, Justinien ne s’occupa que de ses vengeances et, pris d’une
véritable folie furieuse, imagina les supplices les plus raffinés pour punir quiconque
lui avait nui . La terrible exécution
militaire de Ravenne (709) fut ordonnée en représailles contre la milice
ravennate qui avait empêché l’arrestation du pape Sergius quatorze ans plus
tôt .
Au même moment, un nouveau pape, Constantin VI, était mandé à Constantinople et
y était reçu d’ailleurs avec les plus grands honneurs pour en repartir en 711,
vraisemblablement après avoir fait quelques concessions à l’empereur au sujet
du concile Quinisexte . Justinien voulait
surtout se venger de Kherson où il avait été mal accueilli et ce fut ce qui
causa sa perte.
Trois expéditions en effet furent envoyées
à Kherson avec les ordres les plus impitoyables. La première, commandée par
Étienne le Farouche, ramena à Constantinople plusieurs notables, ce qui parut
insuffisant à Justinien ; la seconde fut détruite par la tempête.
Apprenant que l’empereur en préparait une troisième, les habitants de Kherson
se révoltèrent, appelèrent les Khazars à leur secours, massacrèrent les membres
d’une mission envoyée par Justinien et proclamèrent empereur un stratège
arménien, exilé sous Tibère « pour avoir rêvé l’Empire » (Théophane),
Vardan, qui prit le nom de Philippikos. Après avoir essayé en vain d’assiéger
Kherson, le chef de la troisième expédition, Maurus, se rallia au nouveau
basileus et l’amena à Constantinople.
Justinien, qui essaya de résister avec une
troupe de Bulgares, fut pris et décapité (décembre 711) . Avec lui s’éteignait la
dynastie d’Héraclius ; l’Empire était livré aux aventures.
Philippikos, dont le règne dura 17 mois
(décembre 711 - 3 juin 713) se, montra tout à fait inférieur à la tâche
écrasante qui l’attendait. D’une famille restée fidèle au monothélisme, il
voulut imposer cette doctrine périmée à tout l’Empire, fit détruire un tableau
qui représentait le sixième concile, ordonna d’en brûler les actes, déposa le patriarche
Cyrus et publia un édit dogmatique que le pape refusa de recevoir . Arménien, il entreprit
de rallier son pays d’origine au patriarcat byzantin et expulsa tous ceux qui
résistèrent. Le résultat fut un exode des Arméniens chez les Arabes et de
nouvelles protestations de l’Église arménienne contre les « chalcédonites ».
A partir de ce moment, les Arméniens cessèrent de compter sur Byzance pour être
délivrés du joug arabe .
En revanche aucun effort n’était fait pour
défendre les frontières. En 717 sous prétexte de venger Justinien, leur allié,
les Bulgares vinrent ravager la Thrace et l’armée impériale était tellement
désorganisée qu’il fallut pour les en chasser faire passer en Europe les
troupes de l’Opsikion . Ce fut le moment que
les Arabes choisirent pour reprendre leur marche à travers l’Asie Mineure et
atteindre la mer Noire, où l’émir de Mésopotamie prenait Amasée du Pont (712),
tandis qu’à l’ouest, Abbas occupait Antioche de Pisidie (713) . Le 3 juin de cette
année Philippikos était assassiné à la suite d’un complot dirigé par le comte
de l’Opsikion .
Son successeur fut un fonctionnaire civil,
le protoasecretis Artemios qui prit le nom d’Anastase. Son premier soin fut de
rétablir l’orthodoxie et de punir les meurtriers de son prédécesseur . La situation de
l’Empire et même de la chrétienté était vraiment tragique. L’Espagne
wisigothique avait été conquise en trois ans (722-724) par les Arabes et un
archevêque de Tolède fugitif était arrivé à Constantinople . Au courant du désordre
qui régnait dans l’Empire, le calife Walid prépara une offensive formidable
contre la ville impériale, qui se trouva constituer en 714 le dernier boulevard
de la chrétienté.
Pendant son règne éphémère (juin
713-janvier 726), Anastase II prit toutes les mesures de défense qui étaient en
son pouvoir : envoi d’une mission à Damas pour avoir des renseignements
sur les préparatifs arabes, constitution de stocks de blé dans les greniers
publics, ordre aux habitants de Constantinople de se pourvoir de vivres pour
trois ans, équipement d’une flotte, réparation des murs . Mais sa bonne volonté
ne put venir à bout de l’indiscipline de l’armée. Les troupes des thèmes
concentrées à Rhodes pour attaquer la flotte arabe se révoltèrent,
assassinèrent leur général, firent voile pour Constantinople, débarquèrent à
Adramyttion en Mysie et couronnèrent empereur malgré lui un receveur d’impôts,
que l’on appela Théodose. Le thème de l’Opsikion se joignit aux révoltés (août 716). Bien que les
rebelles se fussent rendus maîtres de Chrysopolis, la résistance d’Anastase
dura six mois et ce fut par trahison qu’ils entrèrent à Constantinople.
Anastase abdiqua et devint moine à Thessalonique, mais cette solution ne fit pas
cesser la guerre civile devant l’ennemi. La plupart des thèmes d’Asie
refusèrent de reconnaître Théodose III : Léon l’Isaurien, stratège des
Anatoliques, et Artavasde, stratège des Arméniaques, s’unirent pour marcher sur
Constantinople, non sans avoir négocié avec les Arabes qui occupaient la
Galatie. Le 25 mars 717, Théodose ayant abdiqué, Léon était couronné empereur
par le patriarche Germain . Avec lui allait se
terminer la période d’anarchie qui durait depuis vingt-deux ans et qui menaçait
l’Empire dans son existence.
LIVRE DEUXIEME. L'EMPIRE ROMAIN HELLENIQUECHAPITRE PREMIER. — Période d’organisation (717-944)1. L’œuvre des Isauriens. Léon III (717-741)2. Constantin V (741-775) et Léon IV (775-780)
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